Guy de Maupassant - Contes divers (1883)

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Il fit d’abord la grimace ; mais quand il songea que cela pouvait durer toujours (le condamné était jeune), il prévint son ministre de la Justice d’avoir à prendre des mesures pour supprimer cette dépense.

Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux convinrent qu’on supprimerait la charge du geôlier. Le prisonnier, invité à se garder tout seul, ne pourrait manquer de s’évader, ce qui résoudrait la question à la satisfaction de tous.

Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine du palais resta chargé simplement de porter, matin et soir, la nourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pour reconquérir sa liberté.

Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments, on le vit arriver tranquillement pour les réclamer ; et il prit dès lors l’habitude, afin d’éviter une course au cuisinier, de venir aux heures des repas manger avec les gens de service, dont il devint l’ami.

Après le déjeuner, il allait faire un tour, jusqu’à Monte-Carlo. Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert. Quand il avait gagné il s’offrait un bon dîner dans un hôtel en renom, puis il rentrait dans sa prison dont il fermait avec soin la porte au-dedans.

Il ne découcha pas une seule fois.

La situation devenait difficile non pour le condamné mais pour les juges.

La Cour se réunit de nouveau et il fut décidé qu’on inviterait le criminel à sortir des États de Monaco.

Lorsqu’on lui signifia cet arrêt il répondit simplement :

« Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? Je n’ai pas de moyens d’existence. Je n’ai plus de famille. Que voulez-vous que je fasse ? J’étais condamné à mort. Vous ne m’avez pas exécuté. Je n’ai rien dit. Je fus ensuite condamné à la prison perpétuelle et remis aux mains d’un geôlier. Vous m’avez enlevé mon gardien. Je n’ai rien dit encore.

« Aujourd’hui vous voulez me chasser du pays. Ah mais non. Je suis prisonnier, votre prisonnier jugé et condamné par vous. J’accomplis ma peine fidèlement, je reste ici. »

La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terrible et ordonna de prendre des mesures.

On se remit à délibérer.

Alors il fut décidé qu’on offrirait au coupable une pension de six cents francs pour aller vivre à l’étranger.

Il accepta.

Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l’État de son ancien souverain et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelques légumes et méprisant les potentats.

Mais la cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple, s’est décider à traiter avec le gouvernement français ; maintenant elle nous livre ses condamnés que nous mettons à l’ombre, moyennant une pension modique.

On peut voir, aux archives judiciaires de la Principauté, l’arrêt surprenant qui règle la pension du drôle en l’obligeant à sortir du territoire monégasque.

Certifié vrai, s.g.d.g., pour les menus détails.

10 avril 1883

Une surprise

Nous avons été élevés, mon frère et moi, par notre oncle l’abbé Loisel, « le curé Loisel », comme nous disions. Nos parents étant morts pendant notre petite enfance, l’abbé nous prit au presbytère et nous garda.

Il desservait depuis dix-huit ans la commune de Join-le-Sault, non loin d’Yvetot. C’était un petit village, planté au beau milieu de ce plateau du pays de Caux, semé de fermes qui dressent çà et là leurs carrés d’arbres dans les champs.

La commune, en dehors des chaumes disséminés par la plaine, ne comptait que six maisons alignées des deux côtés de la grande route, avec l’église à un bout du pays et la mairie neuve à l’autre bout.

Nous avons passé notre enfance, mon frère et moi, à jouer dans le cimetière. Comme il était à l’abri du vent, mon oncle nous y donnait nos leçons, assis tous trois sur la seule tombe de pierre, celle du précédent curé dont la famille, riche, l’avait fait enterrer somptueusement.

L’abbé Loisel, pour exercer notre mémoire, nous faisait apprendre par cœur les noms des morts peints sur les croix de bois noir ; et, afin d’exercer en même temps notre discernement, il nous faisait commencer cette étrange récitation tantôt par un bout du champ funèbre, tantôt par l’autre bout, tantôt par le milieu, indiquant soudain une sépulture déterminée : « Voyons, celle du troisième rang, dont la croix penche à gauche. » Quand se présentait un enterrement, nous avions hâte de connaître ce qu’on peindrait sur le symbole de bois, et nous allions même souvent chez le menuisier pour lire l’épitaphe, avant qu’elle fût placée sur la tombe. Mon oncle demandait : « Savez-vous la nouvelle ? » Nous répondions tous deux ensemble : « Oui, mon oncle », et nous nous mettions aussitôt à bredouiller : « Ici, repose Joséphine, Rosalie, Gertrude Malaudin, veuve de Théodore Magloire Césaire, décédée à l’âge de soixante-deux ans, regrettée de sa famille, bonne fille, bonne épouse et bonne mère. Son âme est au céleste séjour. »

Mon oncle était un grand curé osseux, carré d’idées comme de corps. Son âme elle-même semblait dure et précise, ainsi qu’une réponse de catéchisme. Il nous parlait souvent de Dieu avec une voix tonnante. Il prononçait ce mot violemment comme s’il eût tiré un coup de pistolet. Son Dieu, d’ailleurs, n’était pas « le bon Dieu », mais « Dieu » tout court. Il devait songer à lui comme un maraudeur songe au gendarme, un prisonnier au juge d’instruction.

Il nous éleva rudement, mon frère et moi, nous apprenant à trembler plus qu’à aimer.

Quand nous eûmes l’un quatorze ans et l’autre quinze, il nous mit en pension, à prix réduit, à l’institution ecclésiastique d’Yvetot. C’était un grand bâtiment triste, peuplé de curés et d’élèves presque tous destinés au sacerdoce. Je n’y puis songer encore sans des frissons de tristesse. On sentait la prière là-dedans comme on sent le poisson au marché, un jour de marée. Oh ! Le triste collège, avec ses éternelles cérémonies religieuses, la messe froide de chaque matin, les méditations, les récitations d’évangile, les lectures pieuses au repas ! Oh ! Le vieux et triste temps passé dans ces murs cloîtrés où l’on n’entendait parler de rien que de Dieu, du Dieu à détonation de mon oncle.

Nous vivions là dans la piété étroite, ruminante et forcée, et aussi dans une saleté vraiment méritante, car, je me rappelle qu’on ne faisait laver les pieds aux enfants que trois fois l’an, la veille des vacances. Quant aux bains, on les ignorait tout aussi complètement que le nom de M. Victor Hugo. Nos maîtres devaient les tenir en grand mépris.

Je sortis de là bachelier, la même année que mon frère, et, munis de quelques sous, nous nous éveillâmes tous les deux un matin dans Paris, employés à dix-huit cents francs dans les administrations publiques, grâce à la protection de Mgr de Rouen.

Pendant quelque temps encore nous demeurâmes bien sages, mon frère et moi, habitant ensemble le petit logement que nous avions loué, pareils à des oiseaux de nuit qu’on tire de leur trou pour les jeter en plein soleil, étourdis, effarés.

Mais peu à peu l’air de Paris, les camarades, les théâtres nous eurent légèrement dégourdis. Des désirs nouveaux, étrangers aux joies célestes, commencèrent à pénétrer en nous, et ma foi, un soir, le même soir, après de longues hésitations, de grandes inquiétudes et des peurs de soldat à la première bataille, nous nous sommes laissé… comment dirai-je… laissé séduire par deux petites voisines, deux amies employées dans le même magasin, et qui habitaient le même logis.

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