Guy de Maupassant - Contes divers (1883)
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« Fiche-moi donc la paix, voilà une demi-heure que tu m’embêtes. »
Elle tressaillit.
« Moi ?… C’est un peu fort. Je viens de me réveiller. Alors tu n’as rien entendu ?
— Si.
— Ah ! Enfin, tu as entendu quelque chose ! Quoi ?
— On a… toussé ! »
Elle fit un bond et s’écria, exaspérée :
« On a toussé ! Où ça ? Qui est-ce qui a toussé ? Mais, tu es fou ? Réponds donc ? »
Il commençait à s’impatienter.
« Voyons, est-ce fini cette scie-là ? Tu sais bien que c’est toi. »
Cette fois, elle s’indigna, hurlant : « Moi ? — Moi ? — Moi ? — J’ai toussé ? Moi ? J’ai toussé ! Ah ! Vous m’insultez, vous m’outragez, vous me méprisez. Eh bien, adieu ! Je ne reste pas auprès d’un homme qui me traite ainsi. »
Et elle fit un mouvement énergique pour sortir du lit.
« Voyons, reste tranquille. C’est moi qui ai toussé. »
Mais elle eut un sursaut de colère nouvelle.
« Comment ? Vous avez… toussé dans mon lit !.. à mes côtés… pendant que je dormais ? Et vous l’avouez. Mais vous êtes ignoble. Et vous croyez que je reste avec les hommes qui… toussent auprès de moi… Mais pour qui me prenez-vous donc ? »
Et elle se leva sur le lit tout debout, essayant d’enjamber pour s’en aller.
Il la prit tranquillement par les pieds et la fit s’étaler près de lui, et il riait, moqueur et gai :
« Voyons, Rose, tiens-toi tranquille, à la fin. Tu as toussé. Car c’est toi. Je ne me plains pas, je ne me fâche pas ; je suis content même. Mais, recouche-toi, sacrebleu. »
Cette fois, elle lui échappa d’un bond et sauta dans la chambre ; et elle cherchait éperdument ses vêtements, en répétant : « Et vous croyez que je vais rester auprès d’un homme qui permet à une femme de… tousser dans son lit. Mais vous êtes ignoble, mon cher. »
Alors il se leva, et, d’abord, la gifla. Puis, comme elle se débattait, il la cribla de taloches ; et, la prenant ensuite à pleins bras, la jeta à toute volée dans le lit.
Et comme elle restait étendue, inerte et pleurant contre le mur, il se recoucha près d’elle, puis lui tournant le dos à son tour, il toussa…, il toussa par quintes…, avec des silences et des reprises. Parfois, il demandait : « En as-tu assez », et, comme elle ne répondait pas, il recommençait.
Tout à coup, elle se mit à rire, mais à rire comme une folle, criant : « Qu’il est drôle, ah ! Qu’il est drôle ! »
Et elle le saisit brusquement dans ses bras, collant sa bouche à la sienne, lui murmurant entre les lèvres : « Je t’aime, mon chat. »
Et ils ne dormirent plus… jusqu’au matin.
Telle est mon histoire, mon cher Silvestre. Pardonnez-moi cette incursion sur votre domaine. Voilà encore un mot impropre. Ce n’est pas « domaine » qu’il faudrait dire. Vous m’amusez si souvent que je n’ai pu résister au désir de me risquer un peu sur vos derrières.
Mais la gloire vous restera de nous avoir ouvert, toute large, cette voie. »
28 janvier 1883
Auprès d'un mort
Il s’en allait mourant, comme meurent les poitrinaires. Je le voyais chaque jour s’asseoir, vers deux heures, sous les fenêtres de l’hôtel, en face de la mer tranquille, sur un banc de la promenade. Il restait quelque temps immobile dans la chaleur du soleil, contemplant d’un œil morne la Méditerranée. Parfois il jetait un regard sur la haute montagne aux sommets vaporeux, qui enferment Menton ; puis il croisait, d’un mouvement très lent, ses longues jambes si maigres qu’elles semblaient deux os, autour desquels flottait le drap du pantalon, et il ouvrait un livre, toujours le même.
Alors il ne remuait plus, il lisait, il lisait de l’œil et de la pensée ; tout son pauvre corps expirant semblait lire, toute son âme s’enfonçait, se perdait, disparaissait dans ce livre jusqu’à l’heure où l’air rafraîchi le faisait un peu tousser. Alors il se levait et rentrait.
C’était un grand Allemand à barbe blonde, qui déjeunait et dînait dans sa chambre, et ne parlait à personne.
Une vague curiosité m’attira vers lui. Je m’assis un jour à son côté, ayant pris aussi, pour me donner une contenance, un volume des poésies de Musset.
Et je me mis à parcourir Rolla.
Mon voisin me dit tout à coup, en bon français :
« Savez-vous l’allemand, Monsieur ?
— Nullement, Monsieur.
— Je le regrette. Puisque le hasard nous met côte à côte, je vous aurais prêté, je vous aurais fait voir une chose inestimable : ce livre que je tiens là.
— Qu’est-ce donc ?
— C’est un exemplaire de mon maître Schopenhauer, annoté de sa main. Toutes les marges, comme vous le voyez, sont couvertes de son écriture. »
Je pris le livre avec respect et je contemplai ces formes incompréhensibles pour moi, mais qui révélaient l’immortelle pensée du plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre.
Et les vers de Musset éclatèrent dans la mémoire :
« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? »
Et je comparais involontairement le sarcasme enfantin, le sarcasme religieux de Voltaire à l’irrésistible ironie du philosophe allemand dont l’influence est désormais ineffaçable.
Qu’on proteste ou qu’on se fâche, qu’on s’indigne ou qu’on s’exalte, Schopenhauer a marqué l’humanité du sceau de son dédain et de son désenchantement.
Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. Et aujourd’hui même, ceux qui l’exècrent semblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sa pensée.
« Vous avez donc connu particulièrement Schopenhauer ? » dis-je à l’Allemand.
Il sourit tristement.
— Jusqu’à sa mort, Monsieur.
Et il me parla de lui, il me raconta l’impression presque surnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux qui l’approchaient.
Il me dit l’entrevue du vieux démolisseur avec un politicien français, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme et le trouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu de disciples, sec, ridé, riant d’un inoubliable rire, mordant et déchirant les idées et les croyances d’une seule parole, comme un chien d’un coup de dents déchire les tissus avec lesquels il joue.
Il me répéta le mot de ce Français, s’en allant effaré, épouvanté, et s’écriant :
« J’ai cru passer une heure avec le diable. »
Puis il ajouta :
« Il avait, en effet, Monsieur, un effrayant sourire qui nous fit peur, même après sa mort. C’est une anecdote presque inconnue que je peux vous conter si elle vous intéresse. »
Et il commença, d’une voix fatiguée, que les quintes de toux interrompaient par moments :
— Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous le veillerions tour à tour, deux par deux, jusqu’au matin.
Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste et sombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.
C’est à minuit que je pris la garde, avec un de nos camarades. Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous vînmes nous asseoir au pied du lit.
La figure n’était point changée. Elle riait. Ce pli que nous connaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et il nous semblait qu’il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ou plutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentions plus que jamais dans l’atmosphère de son génie, envahis, possédés par lui. Sa domination nous semblait même plus souveraine maintenant qu’il était mort. Un mystère se mêlait à la puissance de cet incomparable esprit.
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