Guy de Maupassant - Contes divers (1883)
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Elle était âgée de soixante-dix ans au moins, grande, sèche, anguleuse, avec des cheveux blancs en boudins sur les tempes, suivant la mode ancienne. Vêtue comme une Anglaise vagabonde d’une façon maladroite et drôle, en personne à qui toute toilette est indifférente, elle mangeait une omelette et buvait de l’eau.
Elle avait un aspect singulier, des yeux inquiets, une physionomie d’être que l’existence a maltraitée. Je la regardais malgré moi, me demandant : « Qui est-ce ? Quelle est la vie de cette femme ? Pourquoi erre-t-elle seule dans ces montagnes ? »
Elle paya, puis se leva pour partir, en rajustant sur ses épaules un étonnant petit châle dont les deux bouts pendaient sur ses bras. Elle prit dans un coin un long bâton de voyage couvert de noms imprimés au fer rouge, puis elle sortit, droite, roide, d’un grand pas de facteur qui se met en course.
Un guide l’attendait devant la porte. Ils s’éloignèrent. Je les regardais descendre le vallon, le long du chemin qu’indique une ligne de hautes croix de bois. Elle était plus grande que son compagnon et semblait aller plus vite que lui.
Deux heures plus tard je gravissais les bords de l’entonnoir profond qui contient, dans un merveilleux et énorme trou de verdure, plein d’arbres, de broussailles, de rocs et de fleurs, le lac Pavin, si rond qu’il semble fait au compas, si clair et si bleu qu’on dirait un flot d’azur coulé du ciel, si charmant qu’on voudrait vivre dans une hutte, sur le versant du bois qui domine ce cratère où dort l’eau tranquille et froide.
Elle était là debout, immobile, contemplant la nappe transparente au fond du volcan mort. Elle regardait comme pour voir dessous, dans la profondeur inconnue, peuplée, dit-on, de truites grosses comme des monstres et qui ont dévoré tous les autres poissons. Comme je passais près d’elle, il me sembla que deux larmes roulaient dans ses yeux. Mais elle partit à grandes enjambées pour rejoindre son guide, demeuré dans un cabaret au pied de la montée qui mène au lac.
Je ne la revis point ce jour-là.
Le lendemain, à la nuit tombante, j’arrivai au château de Murol. La vieille forteresse, tour géante debout sur son pic au milieu d’une large vallée, au croisement de trois vallons, se dresse sur le ciel, brune, crevassée, bosselée, mais ronde, depuis son large pied circulaire jusqu’aux tourelles croulantes de son faîte.
Elle surprend plus qu’aucune autre ruine par son énormité simple, sa majesté, son air antique puissant et grave. Elle est là, seule, haute comme une montagne, reine morte, mais toujours la reine des vallées couchées sous elle. On y monte par une pente plantée de sapins, on y pénètre par une porte étroite, on s’arrête au pied des murs, dans la première enceinte au-dessus du pays entier.
Là-dedans, des salles tombées, des escaliers égrenés, des trous inconnus, des souterrains, des oubliettes, des murs coupés au milieu, des voûtes tenant on ne sait comment, un dédale de pierres, de crevasses où pousse l’herbe, où glissent des bêtes.
J’étais seul, rôdant par cette ruine.
Soudain, derrière un pan de muraille, j’aperçus un être, une sorte de fantôme, comme l’esprit de cette demeure antique et détruite.
J’eus un sursaut de surprise, presque de peur. Puis je reconnus la vieille femme rencontrée deux fois déjà.
Elle pleurait. Elle pleurait de grosses larmes, et tenait à la main son mouchoir.
Je me retournais pour m’en aller. Elle me parla, honteuse d’avoir été surprise.
— Oui, Monsieur, je pleure… Cela ne m’arrive pas souvent.
Je balbutiai, confus, ne sachant que répondre : « Pardon, Madame, de vous avoir troublée. Vous avez sans doute été frappée par quelque malheur. »
Elle murmura :
— Oui. — Non. Je suis comme un chien perdu.
Et posant son mouchoir sur ses yeux, elle sanglota. Je lui pris les mains tâchant de l’apaiser, ému par ces larmes contagieuses. Et brusquement elle me conta son histoire comme pour n’être plus seule à porter son chagrin.
— Oh !.. Oh !.. Monsieur… Si vous saviez… dans quelle détresse je vis… dans quelle détresse…
J’étais heureuse… J’ai une maison là-bas… chez moi. Je n’y veux plus retourner, je n’y retournerai plus, c’est trop dur.
J’ai un fils… C’est lui ! c’est lui ! Les enfants ne savent pas… On a si peu de temps à vivre ! Si je le voyais maintenant, je ne le reconnaîtrais peut-être plus ! Comme je l’aimais ! Même avant qu’il fût né, quand je le sentais remuer dans mon corps. Et puis après. Comme je l’ai embrassé, caressé, chéri ! Si vous saviez combien j’ai passé de nuits à le regarder dormir, et de nuits à penser à lui. J’en étais folle. Il avait huit ans quand son père le mit en pension. C’était fini. Il ne fut plus à moi. Oh ! mon Dieu ! Il venait tous les dimanches, voilà tout.
Puis il alla au collège, à Paris. Il ne venait plus que quatre fois l’an ; et chaque fois je m’étonnais des changements de sa personne, de le retrouver plus grand sans l’avoir vu grandir. On m’a volé son enfance, sa confiance, sa tendresse qui ne se serait plus détachée de moi, toute ma joie de le sentir croître, devenir un petit homme.
Je le voyais quatre fois l’an ! Songez ! À chacune de ses visites, son corps, son regard, ses mouvements, sa voix, son rire, n’étaient plus les mêmes, n’étaient plus les miens. Ça change si vite un enfant ; et, quand on n’est pas là pour le voir changer, c’est si triste ; on ne le retrouve plus !
Une année il arriva avec du duvet sur les joues ! Lui mon fils ! Je fus stupéfaite… et triste, le croiriez-vous ? J’osais à peine l’embrasser. Était-ce lui ? mon petit, tout petit blondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avais tenu, dans ses langes, sur mes genoux, qui avait bu mon lait de ses petites lèvres goulues, ce grand garçon brun qui ne savait plus me caresser, qui semblait m’aimer surtout par devoir, qui m’appelait « ma mère » par convenance et qui m’embrassait sur le front alors que j’aurais voulu l’écraser dans mes bras ?
Mon mari mourut. Puis ce fut le tour de mes parents, puis je perdis mes deux sœurs. Quand la mort entre dans une maison, on dirait qu’elle se dépêche de faire le plus de besogne possible pour n’avoir pas à y revenir de longtemps. Elle ne laisse vivantes qu’une ou deux personnes pour pleurer les autres.
Je restai seule. Mon grand fils faisait alors son droit. J’espérais vivre et mourir près de lui.
J’allai le rejoindre pour demeurer ensemble. Il avait pris des habitudes de jeune homme ; il me fit comprendre que je le gênais. Je partis ; j’ai eu tort ; mais je souffrais trop de me sentir importune, moi sa mère. Je revins chez moi.
Je ne le revis plus, presque plus.
Il se maria. Quelle joie ! Nous allions enfin nous rejoindre pour toujours. J’aurais des petits-enfants ! Il avait épousé une Anglaise qui me prit en haine. Pourquoi ? Elle a senti peut-être que je l’aimais trop ?
Je fus forcée de m’éloigner encore. Je me retrouvai seule. Oui, Monsieur.
Puis il partit pour l’Angleterre. Il allait vivre chez eux, chez les parents de sa femme. Comprenez-vous ? Ils l’ont pour eux, mon fils ! Ils me l’ont volé ! Il m’écrit tous les mois. Il venait me voir dans les premiers temps. Maintenant, il ne vient plus.
Voici quatre ans que je ne l’ai vu ! Il avait la figure ridée et des cheveux blancs. Était-ce possible ? Cet homme presque vieux, mon fils ? Mon petit enfant rose de Jadis ? Sans doute je ne le reverrai pas.
Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, comme vous voyez, sans personne avec moi. Je suis comme un chien perdu. Adieu, Monsieur, ne restez pas près de moi, ça me fait mal de vous avoir dit tout cela.
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