Elle nageait avec bonheur, avec ivresse, toute caressée par l’onde, frémissant d’un plaisir sensuel, soulevée à chaque brasse comme si elle allait s’élancer hors du fleuve. Il la suivait avec peine, essoufflé, mécontent de se sentir médiocre. Mais elle ralentit son allure, puis se tournant brusquement, elle fit la planche, les bras croisés, les yeux ouverts dans le bleu du ciel. Il regardait, allongée ainsi à la surface de la rivière, la ligne onduleuse de son corps, les seins fermes, collés contre l’étoffe légère, montrant leur forme ronde et leurs sommets saillants, le ventre doucement soulevé, la cuisse un peu noyée, le mollet nu, miroitant à travers l’eau, et le pied mignon qui émergeait.
Il la voyait tout entière, comme si elle se fût montrée exprès, pour le tenter, pour s’offrir ou pour se jouer encore de lui. Et il se mit à la désirer avec une ardeur passionnée et un énervement exaspéré. Tout à coup elle se retourna, le regarda, se mit à rire.
— Vous avez une bonne tête, dit-elle.
Il fut piqué, irrité de cette raillerie, saisi par une colère méchante d’amoureux bafoué ; alors, cédant brusquement à un obscur besoin de représailles, à un désir de se venger, de la blesser :
— Ça vous irait, cette vie-là ?
Elle demanda avec son grand air naïf :
— Quoi donc ?
— Allons, ne vous fichez pas de moi. Vous savez bien ce que je veux dire !
— Non, parole d’honneur.
— Voyons, finissons cette comédie. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ?
— Je ne vous comprends point.
— Vous n’êtes pas si bête que ça. D’ailleurs, je vous l’ai dit hier soir.
— Quoi donc ? J’ai oublié.
— Que je vous aime.
— Vous ?
— Moi.
— Quelle blague !
— Je vous jure.
— Et bien, prouvez-le.
— Je ne demande que ça !
— Quoi, ça ?
— À le prouver.
— Eh bien, faites.
— Vous n’en disiez pas autant hier soir !
— Vous ne m’avez rien proposé.
— C’te bêtise !
— Et puis d’abord, ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser.
— Elle est bien bonne ! À qui donc ?
— Mais à maman, bien entendu.
Il poussa un éclat de rire.
— À votre mère ? Non, c’est trop fort !
Elle était devenue soudain très sérieuse, et, le regardant au fond des yeux :
— Écoutez, Muscade, si vous m’aimez vraiment assez pour m’épouser, parlez à maman d’abord, moi je vous répondrai après.
Il crut qu’elle se moquait encore de lui, et, rageant tout à fait :
— Mam’zelle, vous me prenez pour un autre.
Elle le regardait toujours, de son œil doux et clair.
Elle hésita, puis elle dit :
— Je ne vous comprends toujours pas !
Alors, il prononça vivement, avec quelque chose de brusque et de mauvais dans la voix :
— Voyons, Yvette, finissons cette comédie ridicule qui dure depuis trop longtemps. Vous jouez à la petite fille niaise, et ce rôle ne vous va point, croyez-moi. Vous savez bien qu’il ne peut s’agir de mariage entre nous… mais d’amour. Je vous ai dit que je vous aimais – c’est la vérité –, je le répète, je vous aime. Ne faites plus semblant de ne pas comprendre et ne me traitez pas comme un sot.
Ils étaient debout dans l’eau, face à face, se soutenant seulement par de petits mouvements des mains. Elle demeura quelques secondes encore immobile, comme si elle ne pouvait se décider à pénétrer le sens de ses paroles, puis elle rougit tout à coup, elle rougit jusqu’aux cheveux. Toute sa figure s’empourpra brusquement depuis son cou jusqu’à ses oreilles qui devinrent presque violettes, et, sans répondre un mot, elle se sauva vers la terre, nageant de toute sa force, par grandes brasses précipitées. Il ne la pouvait rejoindre et il soufflait de fatigue en la suivant.
Il la vit sortir de l’eau, ramasser son peignoir et gagner sa cabine sans s’être retournée.
Il fut longtemps à s’habiller, très perplexe sur ce qu’il avait à faire, cherchant ce qu’il allait lui dire, se demandant s’il devait s’excuser ou persévérer.
Quand il fut prêt, elle était partie, partie toute seule. Il rentra lentement, anxieux et troublé.
La marquise se promenait au bras de Saval dans l’allée ronde, autour du gazon.
En voyant Servigny, elle prononça, de cet air nonchalant qu’elle gardait depuis la veille :
— Qu’est-ce que j’avais dit, qu’il ne fallait point sortir par une chaleur pareille. Voilà Yvette avec un coup de soleil. Elle est partie se coucher. Elle était comme un coquelicot, la pauvre enfant, et elle a une migraine atroce. Vous vous serez promenés en plein soleil, vous aurez fait des folies. Que sais-je, moi ? Vous êtes aussi peu raisonnable qu’elle.
La jeune fille ne descendit point pour dîner. Comme on voulait lui porter à manger, elle répondit à travers la porte qu’elle n’avait pas faim, car elle s’était enfermée, et elle pria qu’on la laissât tranquille. Les deux jeunes gens partirent par le train de dix heures, en promettant de revenir le jeudi suivant, et la marquise s’assit devant sa fenêtre ouverte pour rêver, écoutant au loin l’orchestre du bal des canotiers jeter sa musique sautillante dans le grand silence solennel de la nuit.
Entraînée pour l’amour et par l’amour, comme on l’est pour le cheval ou l’aviron, elle avait de subites tendresses qui l’envahissaient comme une maladie. Ces passions la saisissaient brusquement, la pénétraient tout entière, l’affolaient, l’énervaient ou l’accablaient, selon qu’elles avaient un caractère exalté, violent, dramatique ou sentimental.
Elle était une de ces femmes créées pour aimer et pour être aimées. Partie de très bas, arrivée par l’amour dont elle avait fait une profession presque sans le savoir, agissant par instinct, par adresse innée, elle acceptait l’argent comme les baisers, naturellement, sans distinguer, employant son flair remarquable d’une façon irraisonnée et simple, comme font les animaux, que rendent subtils les nécessités de l’existence. Beaucoup d’hommes avaient passé dans ses bras sans qu’elle éprouvât pour eux aucune tendresse, sans qu’elle ne ressentît non plus aucun dégoût de leurs étreintes.
Elle subissait les enlacements quelconques avec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, de toutes les cuisines, car il faut bien vivre. Mais, de temps en temps, son cœur ou sa chair s’allumait, et elle tombait alors dans une grande passion qui durait quelques semaines ou quelques mois, selon les qualités physiques ou morales de son amant.
C’étaient les moments délicieux de sa vie. Elle aimait de toute son âme, de tout son corps, avec emportement, avec extase. Elle se jetait dans l’amour comme on se jette dans un fleuve pour se noyer, et se laissait emporter, prête à mourir s’il le fallait, enivrée, affolée, infiniment heureuse. Elle s’imaginait chaque fois n’avoir jamais ressenti pareille chose auparavant, et elle se serait fort étonnée si on lui eût rappelé de combien d’hommes différents elle avait rêvé éperdument pendant des nuits entières, en regardant les étoiles.
Saval l’avait captivée, capturée corps et âme. Elle songeait à lui, bercée par son image et par son souvenir, dans l’exaltation calme du bonheur accompli, du bonheur présent et certain.
Un bruit derrière elle la fit se retourner. Yvette venait d’entrer, encore vêtue comme dans le jour, mais pâle maintenant et les yeux luisants comme on les a après de grandes fatigues.
Elle s’appuya au bord de la fenêtre ouverte, en face de sa mère.
— J’ai à te parler, dit-elle.
La marquise, étonnée, la regardait. Elle l’aimait en mère égoïste, fière de sa beauté, comme on l’est d’une fortune, trop belle encore elle-même pour devenir jalouse, trop indifférente pour faire les projets qu’on lui prêtait, trop subtile cependant pour ne pas avoir la conscience de cette valeur.
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