Ils approchaient sans paraître l’avoir vu, allant de leur pas militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup, en passant devant lui, ils eurent l’air de le découvrir, s’arrêtèrent et se mirent à le dévisager d’un œil menaçant et furieux.
Et le brigadier s’avança en demandant :
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
L’homme répliqua tranquillement :
— Je me repose.
— D’où venez-vous ?
— S’il fallait vous dire tous les pays où j’ai passé, j’en aurais pour plus d’une heure.
— Où allez-vous ?
— À Ville-Avaray.
— Où c’est-il ça ?
— Dans la Manche.
— C’est votre pays ?
— C’est mon pays.
— Pourquoi en êtes-vous parti ?
— Pour chercher du travail.
Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d’un homme que la même supercherie finit par exaspérer :
— Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi.
Puis il reprit :
— Vous avez des papiers ?
— Oui, j’en ai.
— Donnez-les.
Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres papiers usés et sales qui s’en allaient en morceaux, et les tendit au soldat.
L’autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu’ils étaient en règle, il les rendit avec l’air mécontent d’un homme qu’un plus malin vient de jouer.
Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau :
— Vous avez de l’argent sur vous ?
— Non.
— Rien ?
— Rien.
— Pas un sou seulement ?
— Pas un sou seulement.
— De quoi vivez-vous, alors ?
— De ce qu’on me donne.
— Vous mendiez, alors ?
Randel répondit résolument :
— Oui, quand je peux.
Mais le gendarme déclara : « Je vous prends en flagrant délit de vagabondage et de mendicité, sans ressources et sans profession, sur la route, et je vous enjoins de me suivre. »
Le charpentier se leva.
— Ousque vous voudrez, dit-il.
Et se plaçant entre les deux militaires avant même d’en recevoir l’ordre, il ajouta :
— Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut.
Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à travers des arbres dépouillés de feuilles, à un quart de lieue de distance.
C’était l’heure de la messe, quand ils traversèrent le pays. La place était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour voir passer le malfaiteur qu’une troupe d’enfants excités suivait. Paysans et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l’écraser sous leurs pieds. On se demandait s’il avait volé et s’il avait tué. Le boucher, ancien spahi, affirma : « C’est un déserteur. » Le débitant de tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait passé une pièce fausse de cinquante centimes, le matin même, et le quincaillier vit en lui indubitablement l’introuvable assassin de la veuve Malet que la police cherchait depuis six mois.
Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer, Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et flanqué de l’instituteur.
— Ah ! ah ! s’écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier, qu’est-ce que c’est ?
Le brigadier répondit : « Un vagabond sans feu ni lieu, Monsieur le maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu’il affirme, arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats et de papiers bien en règle.
— Montrez-moi ces papiers », dit le maire. Il les prit, les lut, les relut, les rendit, puis ordonna : « Fouillez-le. » On fouilla Randel ; on ne trouva rien.
Le maire semblait perplexe. Il demanda à l’ouvrier :
— Que faisiez-vous ce matin, sur la route ?
— Je cherchais de l’ouvrage.
— De l’ouvrage ? Sur la grand-route ?
— Comment voulez-vous que j’en trouve si je me cache dans les bois ?
Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant à des races ennemies. Le magistrat reprit : « Je vais vous faire mettre en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas ! »
Le charpentier répondit : « J’aime mieux que vous me gardiez. J’en ai assez de courir les chemins. »
Le maire prit un air sévère :
— Taisez-vous.
Puis il ordonna aux gendarmes :
— Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le laisserez continuer son chemin.
L’ouvrier dit : « Faites-moi donner à manger, au moins. »
L’autre fut indigné : « Il ne manquerait plus que de vous nourrir ! Ah-ah-ah ! Elle est forte celle-là ! »
Mais Randel reprit avec fermeté : « Si vous me laissez encore crever de faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous autres, les gros. »
Le maire s’était levé, et il répéta : « Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher. »
Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et l’entraînèrent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva sur la route ; et les deux hommes l’ayant conduit à deux cents mètres de la borne kilométrique, le brigadier déclara :
— Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien vous aurez de mes nouvelles.
Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il allait. Il marcha devant lui un quart d’heure ou vingt minutes, tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.
Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était entrouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et l’arrêta net, devant ce logis.
Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette demeure.
Il dit, tout haut, d’une voix grondante : « Nom de Dieu ! Faut qu’on m’en donne, cette fois. » Et il se mit à heurter la porte à grands coups de son bâton. Personne ne répondit ; il frappa plus fort, criant : « Hé-hé-hé ! Là-dedans, les gens ! Hé ! Ouvrez ! »
Rien ne remua ; alors, s’approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa main, et l’air enfermé de la cuisine, l’air tiède plein de senteurs de bouillon chaud, de viande cuite et de choux s’échappa vers l’air froid du dehors.
D’un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe grasse aux légumes.
Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui semblaient pleines.
Randel d’abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence que s’il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement, par grandes bouchées vite avalées. Mais l’odeur de la viande, presque aussitôt, l’attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de bœuf, lié d’une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des oignons jusqu’à ce que son assiette fût pleine, et, l’ayant posée sur la table, il s’assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna comme s’il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque entier, plus une quantité de légumes, il s’aperçut qu’il avait soif et il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée.
À peine vit-il le liquide en son verre qu’il reconnut de l’eau-de-vie. Tant pis, c’était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce serait bon, après avoir eu si froid ; et il but.
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