Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le glaça jusqu’aux os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que Sam s’était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, et s’assit devant pour se chauffer ; mais soudain il tressaillit, quelqu’un grattait le mur en pleurant.
Il cria éperdu : « Va-t’en. » Une plainte lui répondit, longue et douloureuse.
Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il répétait : « Va-t’en » en tournant sur lui-même pour trouver un coin où se cacher. L’autre, pleurant toujours, passait le long de la maison en se frottant contre le mur. Ulrich s’élança vers le buffet de chêne plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force surhumaine, il le traîna jusqu’à la porte, pour s’appuyer d’une barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la fenêtre comme on fait lorsqu’un ennemi vous assiège.
Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements pareils.
Et des jours et des nuits se passèrent sans qu’ils cessassent de hurler l’un et l’autre. L’un tournait sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu’il semblait vouloir la démolir ; l’autre, au-dedans, suivait tous ses mouvements, courbé, l’oreille collée contre la pierre, et il répondait à tous ses appels par d’épouvantables cris.
Un soir, Ulrich n’entendit plus rien ; et il s’assit, tellement brisé de fatigue qu’il s’endormit aussitôt.
Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.
* * *
L’hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable ; et la famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge.
Dès qu’elles eurent atteint le haut de la montée, les femmes grimpèrent sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu’elles allaient retrouver tout à l’heure.
Elles s’étonnaient que l’un d’eux ne fût pas descendu quelques jours plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des nouvelles de leur long hivernage.
On aperçut enfin l’auberge encore couverte et capitonnée de neige. La porte et la fenêtre étaient closes ; un peu de fumée sortait du toit, ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le seuil, un squelette d’animal dépecé par les aigles, un grand squelette couché sur le flanc.
Tous l’examinèrent : « Ça doit être Sam », dit la mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. » Un cri répondit à l’intérieur, un cri aigu, qu’on eût dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta : « Hé, Gaspard. » Un autre cri pareil au premier se fit entendre.
Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d’ouvrir la porte. Elle résista. Ils prirent dans l’étable vide une longue poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria, céda, les planches volèrent en morceaux ; puis un grand bruit ébranla la maison et ils aperçurent, dedans, derrière le buffet écroulé, un homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux d’étoffe sur le corps.
Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s’écria : « C’est Ulrich, maman. » Et la mère constata que c’était Ulrich, bien que ses cheveux fussent blancs.
Il les laissa venir ; il se laissa toucher ; mais il ne répondit point aux questions qu’on lui posa ; et il fallut le conduire à Loëche où les médecins constatèrent qu’il était fou.
Et personne ne sut jamais ce qu’était devenu son compagnon.
La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d’une maladie de langueur qu’on attribua au froid de la montagne.
Depuis quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail. Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que l’ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa famille, lui, fils aîné, n’ayant plus qu’à croiser ses bras vigoureux, dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison ; les deux sœurs allaient en journée, mais gagnaient peu ; et lui, Jacques Randel, le plus fort, ne faisait rien parce qu’il n’avait rien à faire, et mangeait la soupe des autres.
Alors, il s’était informé à la mairie ; et le secrétaire avait répondu qu’on trouvait à s’occuper dans le Centre.
Il était donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept francs dans sa poche et portant sur l’épaule, dans un mouchoir bleu attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une culotte et une chemise.
Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l’ouvrage.
Il s’entêta d’abord à cette idée qu’il ne devait travailler qu’à la charpente, puisqu’il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers où il se présenta, on répondit qu’on venait de congédier des hommes, faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources, à accomplir toutes les besognes qu’il rencontrerait sur son chemin.
Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d’écurie, scieur de pierres ; il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela moyennant quelques sous, car il n’obtenait, de temps en temps, deux ou trois jours de travail qu’en se proposant à vil prix, pour tenter l’avarice des patrons et des paysans.
Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait plus rien, il n’avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des femmes qu’il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des routes.
Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le ventre vide, l’âme en détresse, marchait nu-pieds sur l’herbe au bord du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l’autre n’existant plus depuis longtemps déjà. C’était un samedi, vers la fin de l’automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On sentait qu’il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette tombée de jour, la veille d’un dimanche. De place en place, dans les champs, s’élevaient, pareilles à des champignons jaunes, monstrueux, des meules de paille égrenées ; et les terres semblaient nues, étant ensemencées déjà pour l’autre année.
Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire moins de pas et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec l’envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu’il rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe.
Il regardait les bords de la route avec l’image, dans les yeux, de pommes de terre défouies, restées sur le sol retournées. S’il en avait trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond, qu’il eût tenu d’abord, brûlant, dans ses mains froides.
Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une betterave crue, arrachée dans un sillon.
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