Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu’il mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre chose.
Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait de désir.
Gontran lui cria : « Vous avez trop mangé, vous n’en aurez pas. » Et on fit semblant de ne lui en point donner.
Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis que tous les enfants riaient.
On lui apporta enfin sa part, une toute petite part ; et il fit, en mangeant la première bouchée de l’entremets, un bruit de gorge comique et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui avalent un morceau trop gros.
Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore.
Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et ridicule, j’implorai pour lui : « Voyons, donne-lui encore un peu de riz ? »
Simon répétait : « Oh ! Non, mon cher, s’il mangeait trop, à son âge, ça pourrait lui faire mal. »
Je me tus, rêvant sur cette parole. Ô morale, ô logique, ô sagesse ! À son âge ! Donc, on le privait du seul plaisir qu’il pouvait encore goûter, par souci de sa santé ! Sa santé ! qu’en ferait-il, ce débris inerte et tremblotant ? On ménageait ses jours, comme on dit ? Ses jours ? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent ? Pourquoi ? Pour lui ? Ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa gourmandise impuissante ?
Il n’avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui restait, une seule joie ; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette joie dernière, la lui donner jusqu’à ce qu’il en mourût.
Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour me coucher : j’étais triste, triste, triste !
Et je me mis à ma fenêtre. On n’entendait rien au dehors qu’un très léger, très doux, très joli gazouillement d’oiseau dans un arbre, quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses œufs.
Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler maintenant aux côtés de sa vilaine femme.
Elles étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.
Elles avaient dîné en tête à tête, dans le salon vitré qui regardait la mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d’un soir d’été entrait, tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d’océan. Les deux jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.
Leurs maris étaient retournés à Paris dans l’après-midi, les laissant seules sur cette petite plage déserte qu’ils avaient choisie pour éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur l’herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît dans le désœuvrement des villes d’eaux. Dieppe, Étretat, Trouville leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp, et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l’été.
Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles s’étaient d’abord beaucoup amusées à cuisiner elles-mêmes ce dîner ; puis elles l’avaient mangé avec gaieté en buvant ferme pour calmer la soif qu’avait éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à l’unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu’elles disaient.
La comtesse, les jambes en l’air sur le dossier d’une chaise, était plus partie encore que son amie.
— Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait des amoureux. Si j’avais prévu ça tantôt, j’en aurais fait venir deux de Paris et je t’en aurais cédé un…
— Moi, reprit l’autre, j’en trouve toujours ; même ce soir, si j’en voulais un, je l’aurais.
— Allons donc ! À Roqueville, ma chère ? Un paysan, alors.
— Non, pas tout à fait.
— Alors, raconte-moi.
— Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ?
— Ton amoureux ?
— Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n’étais pas aimée, je me croirais morte.
— Moi aussi.
— N’est-ce pas ?
— Oui. Les hommes ne comprennent pas ça ! Nos maris surtout !
— Non, pas du tout. Comment veux-tu qu’il en soit autrement ? L’amour qu’il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries. C’est la nourriture de notre cœur, ça. C’est indispensable à notre vie, indispensable, indispensable…
— Indispensable.
— Il faut que je sente que quelqu’un pense à moi, toujours, partout. Quand je m’endors, quand je m’éveille, il faut que je sache qu’on m’aime quelque part, qu’on rêve de moi, qu’on me désire. Sans cela je serais malheureuse, malheureuse. Oh ! Mais malheureuse à pleurer tout le temps.
— Moi aussi.
— Songe donc que c’est impossible autrement. Quand un mari a été gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément une brute, oui, une vraie brute… Il ne se gêne plus pour rien, il se montre tel qu’il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes les notes. On ne peut pas aimer quelqu’un avec qui on vit toujours.
— Ça, c’est bien vrai…
— N’est-ce pas ?… Où donc en étais-je ? Je ne me rappelle plus du tout.
— Tu disais que tous les maris sont des brutes !
— Oui, des brutes… tous.
— C’est vrai.
— Et après ?…
— Quoi, après ?
— Qu’est-ce que je disais après ?
— Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l’as pas dit ?
— J’avais pourtant quelque chose à te raconter.
— Oui, c’est vrai, attends ?…
— Ah ! J’y suis…
— Je t’écoute.
— Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux.
— Comment fais-tu ?
— Voilà. Suis-moi bien. Quand j’arrive dans un pays nouveau, je prends des notes et je fais mon choix.
— Tu fais ton choix ?
— Oui, parbleu. Je prends des notes d’abord. Je m’informe. Il faut avant tout qu’un homme soit discret, riche et généreux, n’est-ce pas ?
— C’est vrai.
— Et puis, il faut qu’il me plaise comme homme.
— Nécessairement.
— Alors je l’amorce.
— Tu l’amorces ?
— Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n’as jamais pêché à la ligne ?
— Non, jamais.
— Tu as eu tort. C’est très amusant. Et puis c’est instructif. Donc, je l’amorce…
— Comment fais-tu ?
— Bête, va. Est-ce qu’on ne prend pas les hommes qu’on veut prendre, comme s’ils avaient le choix ! Et ils croient choisir encore… ces imbéciles… mais c’est nous qui choisissons… toujours… Songe donc, quand on n’est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les hommes sont des prétendants, tous, sans exception. Nous, nous les passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous l’amorçons…
— Ça ne me dit pas comment tu fais ?
— Comment je fais ?… mais je ne fais rien. Je me laisse regarder, voilà tout.
— Tu te laisses regarder ?
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