— C’est elle qui a voulu ça ! Je lui disais bien que c’était stupide. Mais quand une femme a quelque chose dans la tête… vous savez… elle ne l’a pas ailleurs.
Le maire, qui aimait l’esprit gaulois, sourit et répliqua :
— Dans votre cas, c’est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne seriez pas ici si elle ne l’avait eu que dans la tête.
Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme :
— Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie ? Hein, y sommes-nous ? Et nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat aux mœurs ! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et changer de quartier ! Y sommes-nous ?
Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s’expliqua sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.
— Mon Dieu, Monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux comme une pauvre femme ; et j’espère que vous voudrez bien nous renvoyer chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.
« Autrefois, quand j’étais jeune, j’ai fait la connaissance de M. Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de mercerie ; moi j’étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me rappelle de ça comme d’hier. Je venais passer les dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j’habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C’est lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m’annonça, en riant, qu’il amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu’il voulait, mais je répondis que c’était inutile. J’étais sage, Monsieur.
« Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer Monsieur Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j’étais décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus.
« Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi bien maintenant qu’autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l’odeur de l’herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle ! C’est comme le champagne quand on n’en a pas l’habitude !
« Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. Rose et Simon s’embrassaient toutes les minutes ! Ça me faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il avait l’air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde s’assit sur l’herbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que j’avais l’air sévère ; vous comprenez bien que je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu’ils recommencent à s’embrasser sans plus se gêner que si nous n’étions pas là ; et puis ils se sont parlé tout bas ; et puis ils se sont levés et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du courage ; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu’il faisait ; il était commis de mercerie, comme je vous l’ai appris tout à l’heure. Nous causâmes donc quelques instants ; ça l’enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, Monsieur Beaurain ? »
M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.
Elle reprit : « Alors il a compris que j’étais sage, ce garçon, et il s’est mis à me faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, Monsieur. Et moi aussi je l’aimais beaucoup, mais là, beaucoup ! C’était un beau garçon, autrefois.
« Bref, il m’épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des Martyrs.
« Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n’allaient pas ; et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en avions perdu l’habitude. On a autre chose en tête ; on pense à la caisse plus qu’aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent plus guère à l’amour. On ne regrette rien tant qu’on ne s’aperçoit pas que ça vous manque.
« Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés sur l’avenir ! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s’est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas !
« Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs qu’on traîne dans les rues me tirait des larmes. L’odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur ! Alors je me levais et je m’en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l’air d’une rivière, d’une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant ; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C’est bête comme tout, ces choses-là, à mon âge ! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s’aperçoit qu’on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh ! Oui, on regrette ! Songez donc que, pendant vingt ans, j’aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je songeais comme c’est bon d’être couché sous les feuilles en aimant quelqu’un ! Et j’y pensais tous les jours, toutes les nuits ! Je rêvais de clairs de lune sur l’eau jusqu’à avoir envie de me noyer.
« Je n’osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je savais bien qu’il se moquerait de moi et qu’il me renverrait vendre mon fil et mes aiguilles ! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait plus grand-chose ; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi !
« Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici arrivés, ce matin, vers les neuf heures.
« Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça ne vieillit pas, le cœur des femmes ! Et, vrai, je ne voyais plus mon mari tel qu’il est, mais bien tel qu’il était autrefois ! Ça, je vous le jure, Monsieur. Vrai de vrai, j’étais grise. Je me mis à l’embrasser ; il en fut plus étonné que si j’avais voulu l’assassiner. Il me répétait : « Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu’est-ce qui te prend ?… » Je ne l’écoutais pas, moi, je n’écoutais que mon cœur. Et je le fis entrer dans le bois… Et voilà !… J’ai dit la vérité, Monsieur le maire, toute la vérité. »
Le maire était un homme d’esprit. Il se leva, sourit, et dit : « Allez en paix, Madame, et ne péchez plus… sous les feuilles. »
J’allais revoir mon ami Simon Radevin que je n’avais point aperçu depuis quinze ans.
Autrefois c’était mon meilleur ami, l’ami de ma pensée, celui avec qui on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement, des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie même qui excite l’esprit et le met à l’aise.
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