Mais les ordres qui comptent en Tunisie le plus d’adhérents semblent être en première ligne, avec les Aïssaoua, ceux des Tidjanya et des Quadrya, ce dernier fondé par Abd-el-Kader-el-Djinani, le plus saint homme de l’islam, après Mohammed.
Les zaouïas de ces deux marabouts, que nous visitons après celle du Barbier, sont loin d’atteindre l’élégance et la beauté des deux monuments que nous avons vus d’abord.
* * *
16 décembre.
La sortie de Kairouan vers Sousse augmente encore l’impression de tristesse de la ville sainte.
Après de longs cimetières, vastes champs de pierres, voici des collines d’ordures faites des détritus de la ville, accumulés depuis des siècles ; puis recommence la plaine marécageuse, où on marche souvent sur des carapaces de petites tortues, puis toujours la lande où pâturent des chameaux. Derrière nous, la ville, les dômes, les mosquées, les minarets se dressent dans cette solitude morne comme un mirage du désert, puis peu à peu s’éloignent et disparaissent. Après plusieurs heures de marche, la première halte a lieu près d’une koubba, dans un massif d’oliviers, nous sommes à Sidi-L’Hanni, et je n’ai jamais vu le soleil faire d’une coupole blanche une plus étonnante merveille de couleur. Est-elle blanche ? – Oui, blanche à aveugler ! Et pourtant la lumière se décompose si étrangement sur ce gros œuf, qu’on y distingue une féerie de nuances mystérieuses, qui semblent évoquées plutôt qu’apparues, illusoires plus que réelles, et si fines, si délicates, si noyées dans ce blanc de neige qu’elles ne s’y montrent pas tout de suite, mais après l’éblouissement et la surprise du premier regard. Alors on n’aperçoit plus qu’elles, si nombreuses, si diverses, si puissantes et presque invisibles pourtant ! Plus on regarde, plus elles s’accentuent. Des ondes d’or coulent sur ces contours, secrètement éteintes dans un bain lilas léger comme une buée, que traversent par places des traînées bleuâtres. L’ombre immobile d’une branche est peut-être grise, peut-être verte, peut-être jaune ? Je ne sais pas. Sous l’abri de la corniche, le mur, plus bas, me semble violet : et je devine que l’air est mauve autour de ce dôme aveuglant qui me parait à présent presque rose, oui, presque rose, quand on le contemple trop, quand la fatigue de son rayonnement mêle tous ces tons si fins et si clairs qu’ils affolent les yeux. Et l’ombre, l’ombre de cette koubba sur ce sol, de quelle nuance est-elle ? Qui pourra le savoir, le montrer, le peindre ? Pendant combien d’années faudra-t-il tremper nos yeux et notre pensée dans ces colorations insaisissables, si nouvelles pour nos organes instruits à voir l’atmosphère de l’Europe, ses effets et ses reflets avant de comprendre celles-ci, de les distinguer et de les exprimer jusqu’à donner à ceux qui regarderont les toiles où elles seront fixées par un pinceau d’artiste la complète émotion de la vérité ?
Nous entrons à présent dans une région moins nue, où l’olivier pousse. A Moureddin, auprès d’un puits, une superbe fille rit et montre ses dents en nous voyant passer et, un peu plus loin, nous devançons un élégant bourgeois de Sousse qui rentre à la ville monté sur son âne et suivi de son nègre qui porte son fusil. Il vient sans doute de visiter son champ d’oliviers ou sa vigne. Dans le chemin encaissé entre les arbres c’est un tableautin charmant. L’homme est jeune, vêtu d’une veste verte et d’un gilet rose en partie cachés sous un burnous de soie drapant les reins et les épaules. Assis comme une femme sur son âne qui trottine, il lui tambourine le flanc de ses deux jambes moulées sous des bas d’une blancheur parfaite, tandis qu’il retient, fixés à ses pieds, on ne sait comment, deux brodequins vernis qui n’adhèrent point à ses talons.
Et le petit nègre, habillé tout de rouge, court, son fusil sur l’épaule, avec une belle souplesse sauvage, derrière l’âne de son maître.
Voici Sousse.
Mais, je l’ai vue, cette ville ! Oui, oui, j’ai eu cette vision lumineuse autrefois, dans ma toute jeune vie, au collège, quand j’apprenais les croisades dans l’Histoire de France de Burette. Oh ! Je la connais depuis si longtemps ! Elle est pleine de Sarrasins, derrière ce long rempart crénelé, si haut, si mince, avec ses tours de loin en loin, ses portes rondes, et les hommes à turban qui rôdent à son pied. Oh ! Cette muraille, c’est bien celle dessinée dans le livre à images, si régulière et si propre qu’on la dirait en carton découpé. Que c’est joli, clair et grisant ! Rien que pour voir Sousse, on devrait faire ce long voyage. Dieu ! L’amour de muraille qu’il faut suivre jusqu’à la mer, car les voitures ne peuvent entrer dans les rues étroites et capricieuses de cette cité des temps passés. Elle va toujours, la muraille, elle va jusqu’au rivage, pareille et crénelée, armée de ses tours carrées, puis elle fait une courbe, suit la rive, tourne encore, remonte et continue sa ronde, sans modifier une fois, pendant quelques mètres seulement, son coquet aspect de rempart sarrasin. Et sans finir, elle recommence, à la façon d’un chapelet dont chaque grain est un créneau et chaque dizaine une tourelle, enfermant dans son cercle éblouissant, comme dans une couronne de papier blanc, la ville serrée dans son étreinte et qui étage ses maisons de plâtre entre le mur du bas, baigné dans le flot, et le mur du haut, profilé sur le ciel.
Après avoir parcouru la cité, entremêlement de ruelles étonnantes, comme il nous reste une heure de jour, nous allons visiter, à dix minutes des portes, les fouilles que font les officiers sur l’emplacement de la nécropole d’Hadrumète. On y a découvert de vastes caveaux contenant jusqu’à vingt sépulcres et gardant des traces de peintures murales. Ces recherches sont dues aux officiers, qui deviennent, en ces pays, des archéologues acharnés, et qui rendraient à cette science de très grands services si l’Administration des beaux-arts n’arrêtait leur zèle par des mesures vexatoires.
En 1860, on a mis au jour, en cette même nécropole, une très curieuse mosaïque représentant le labyrinthe de Crète, avec le minotaure au centre et, près de l’entrée, une barque amenant Thésée, Ariane et son fil. Le bey voulut faire apporter à son musée cette pièce remarquable, qui fut totalement détruite en route. On a bien voulu m’en offrir une photographie faite sur un croquis de M. Larmande, dessinateur des Ponts et Chaussées. Il n’en existe que quatre, exécutées tout récemment. Je ne crois pas qu’une d’elles ait encore été reproduire. Nous revenons à Sousse au soleil couchant, pour dîner chez le contrôleur civil de France, un des hommes les mieux renseignés et les plus intéressants à écouter parler des mœurs et des coutumes de ce pays.
De son habitation on domine la ville entière, cette cascade de toits carrés, vernis de chaux, où courent des chats noirs et où se dresse parfois le fantôme d’un être drapé en des étoffes pâles ou colorées. De place en place, un grand palmier passe la tête entre les maisons et étale le bouquet vert de ses branches au-dessus de leur blancheur unie.
Puis, quand la lune se fut levée, cela devint une écume d’argent roulant à la mer, un rêve prodigieux de poète réalisé, l’apparition invraisemblable d’une cité fantastique d’où montait une lueur au ciel.
Puis nous avons erré fort longtemps par les rues. La baie d’un café maure nous tente. Nous entrons. Il est plein d’hommes assis ou accroupis, soit par terre, soit sur les planches garnies de nattes, autour d’un conteur arabe. C’est un vieux, gras, à l’œil malin, qui parle avec une mimique si drôle qu’elle suffirait à amuser. Il raconte une farce, l’histoire d’un imposteur qui voulut se faire passer pour marabout, mais que l’iman a dévoilé. Ses naïfs auditeurs sont ravis et suivent le récit avec une attention ardente, qu’interrompent seuls des éclats de rire. Puis nous nous remettons à marcher, ne pouvant, par cette nuit éblouissante, nous décider au sommeil.
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