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14 décembre.
Après avoir encore traversé quelques plaines cultivées çà et là par les indigènes, mais demeurées la plupart du temps complètement incultes, bien que très fertilisables, nous découvrons sur la gauche la longue nappe d’eau du lac Triton. On s’en approche peu à peu, et on y croit voir des îles, de grandes îles nombreuses, tantôt blanches, tantôt noires. Ce sont des peuplades d’oiseaux qui nagent, qui flottent, par masses compactes. Sur les bords, des grues énormes se promènent deux par deux, trois par trois, sur leurs hautes pattes. On en aperçoit d’autres dans la plaine, entre les touffes du maquis que dominent leurs têtes inquiètes.
Ce lac, dont la profondeur atteint six ou huit mètres, a été complètement à sec cet été, après les quinze mois de sécheresse qu’a subis la Tunisie, ce qui ne s’était pas vu de mémoire d’homme. Mais, malgré son étendue considérable, en un seul jour il fut rempli à l’automne, car c’est en lui que se ramassent toutes les pluies tombées sur les montagnes du centre. La grande richesse future de ces campagnes tient à ceci, qu’au lieu d’être traversées par des rivières souvent vides, mais au cours précis et qui canalisent l’eau du ciel, comme l’Algérie, elles sont à peine parcourues par des ravines où le moindre barrage suffit pour arrêter les torrents. Or leur niveau étant partout le même, chaque averse tombée sur les monts lointains se répand sur la plaine entière, en fait, pendant plusieurs jours ou pendant plusieurs heures, un immense marécage, et y dépose, à chacune de ces inondations, une couche nouvelle de limon qui l’engraisse et la fertilise, comme une Égypte qui n’aurait point de Nil.
Nous arrivons maintenant en des landes illimitées, où se répand une lèpre intermittente, une petite plante grasse vert-de-grisâtre dont les chameaux sont très friands. Aussi aperçoit-on, pâturant à perte de vue, d’immenses troupeaux de dromadaires. Quand nous passons au milieu d’eux, ils nous regardent de leurs gros yeux luisants, et on se croirait aux premiers temps du monde, aux jours où le créateur hésitant jetait à poignées sur la terre, comme pour juger la valeur et l’effet de son œuvre douteuse, les races informes qu’il a depuis peu à peu détruites, tout en laissant survivre quelques types primitifs sur ce grand continent négligé, l’Afrique, où il a oublié dans les sables la girafe, l’autruche et le dromadaire.
Ah ! La drôle et gentille chose que voici : une chamelle qui vient de mettre bas, et qui s’en va, vers le campement, suivie de son chamelet que poussent, avec des branches, deux petits Arabes dont la figure n’arrive pas au derrière du petit chameau. Il est grand, lui, déjà, monté sur des jambes très hautes portant un rien du tout de corps que terminent un cou d’oiseau et une tête étonnée dont les yeux regardent depuis un quart d’heure seulement ces choses nouvelles : le jour, la lande et la bête qu’il suit. Il marche très bien pourtant, sans embarras, sans hésitation, sur ce terrain inégal, et il commence à flairer la mamelle, car la nature ne l’a fait si haut, cet animal vieux de quelques minutes, que pour lui permettre d’atteindre au ventre escarpé de sa mère.
En voici d’autres âgés de quelques jours, d’autres encore âgés de quelques mois, puis de très grands, dont le poil a l’air d’une broussaille, d’autres tout jaunes, d’autres d’un gris blanc, d’autres noirâtres. Le paysage devient tellement étrange que je n’ai jamais rien vu qui lui ressemble. A droite, à gauche, des lignes de pierres sortent de terre, rangées comme des soldats, toutes dans le même ordre, dans le même sens, penchées vers Kairouan, invisible encore. On les dirait en marche, par bataillons, ces pierres dressées l’une derrière l’autre, par files droites, éloignées de quelques centaines de pas. Elles couvrent ainsi plusieurs kilomètres. Entre elles, rien que du sable argileux. Ce soulèvement est un des plus curieux du monde. Il a d’ailleurs sa légende. Quand Sidi-Okba, avec ses cavaliers, arriva dans ce désert sinistre où s’étale aujourd’hui ce qui reste de la ville sainte, il campa dans cette solitude. Ses compagnons, surpris de le voir s’arrêter dans ce lieu, lui conseillèrent de s’éloigner, mais il répondit :
— Nous devons rester ici et même y fonder une ville, car telle est la volonté de Dieu.
Ils lui objectèrent qu’il n’y avait ni eau pour boire, ni bois, ni pierres pour construire.
Sidi-Okba leur imposa silence par ces mots : « Dieu y pourvoira. »
Le lendemain, on vint lui annoncer qu’une levrette avait trouvé de l’eau. On creusa donc à cet endroit, et on découvrit à seize mètres sous le sol, la source qui alimente le grand puits coiffé d’une coupole où un chameau tourne le long du jour, la manivelle élévatoire.
Le lendemain encore, des Arabes, envoyés à la découverte, annoncèrent à Sidi-Okba qu’ils avaient aperçu des forêts sur les pentes de montagnes voisines.
Et le jour suivant, enfin, des cavaliers, partis le matin, rentrèrent au galop, en criant qu’ils venaient de rencontrer des pierres, une armée de pierres en marche, envoyées par Dieu sans aucun doute.
Kairouan, malgré ce miracle, est construite presque entièrement en briques.
Mais voilà que la plaine est devenue un marais de boue jaune où les chevaux glissent, tirent sans avancer, s’épuisent et s’abattent. Ils enfoncent dans cette vase gluante jusqu’aux genoux. Les roues y entrent jusqu’aux moyeux. Le ciel s’est couvert, la pluie tombe, une pluie fine qui embrume l’horizon. Tantôt le chemin semble meilleur quand on gravit une des sept ondulations appelées les sept collines de Kairouan, tantôt il redevient un épouvantable cloaque lorsqu’on redescend dans l’entre-deux. Soudain la voiture s’arrête ; une des roues de derrière est enrayée par le sable.
Il faut mettre pied à terre et se servir de ses jambes. Nous voici donc sous la pluie, fouettés par un vent furieux, levant à chaque pas une énorme botte de glaise qui englue nos chaussures, appesantit notre marche jusqu’à la rendre exténuante, plongeant parfois en des fondrières de boue, essoufflés, maudissant le sud glacial, et faisant vers la cité sacrée un pèlerinage qui nous vaudra peut-être quelque indulgence après ce monde, si, par hasard, le Dieu du Prophète est le vrai.
On sait que, pour les croyants, sept pèlerinages à Kairouan valent un pèlerinage à La Mecque.
J’entrevois dans la brume, au loin, devant moi, une tour mince et pointue, à peine visible, à peine plus teintée que le brouillard et dont le sommet se perd dans la nuée. C’est une apparition vague et saisissante qui se précise peu à peu, prend une forme plus nette et devient un grand minaret debout dans le ciel sans qu’on voie rien autre chose, rien autour, rien au-dessous : ni la ville, ni les murs, ni les coupoles des mosquées. La pluie nous fouette la figure, et nous allons lentement vers ce phare grisâtre dressé devant nous comme une tour fantôme qui va tout à l’heure s’effacer, rentrer dans la nappe de brume d’où elle vient de surgir.
Puis, sur la droite, s’estompe un monument chargé de dômes : c’est la mosquée dite du Barbier, et enfin apparaît la ville, une masse indistincte, indécise, derrière le rideau de pluie ; et le minaret semble moins grand que tout à l’heure, comme s’il venait de s’enfoncer dans les murs après s’être élevé jusqu’au firmament pour nous guider vers la cité.
Oh ! La triste cité perdue dans ce désert, en cette solitude aride et désolée ! Par les rues étroites et tortueuses, les Arabes, à l’abri dans les échopes des vendeurs, nous regardent passer ; et quand nous rencontrons une femme, ce spectre noir entre ces murs jaunis par l’averse semble la mort qui se promène.
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