Nous nous approchons encore de la mer, ou plutôt d’un vaste étang qui s’ouvre sur la mer. Avec ma lunette-jumelle, j’aperçois, dans l’eau, des flamants, et je quitte la voiture afin de ramper vers eux entre les broussailles et de les regarder de plus près.
J’avance. Je les vois mieux. Les uns nagent, d’autres sont debout sur leurs longues échasses. Ce sont des taches blanches et rouges qui flottent, ou bien des fleurs énormes poussées sur une menue tige de pourpre, des fleurs groupées par centaines, soit sur la berge, soit dans l’eau. On dirait des plates-bandes de lis carminés, d’où sortent, comme d’une corolle, des têtes d’oiseaux tachées de sang au bout d’un cou mince et recourbé.
J’approche encore, et soudain la bande la plus proche me voit ou me flaire, et fuit. Un seul s’enlève d’abord, puis tous partent. C’est vraiment l’envolée prodigieuse d’un jardin, dont toutes les corbeilles l’une après l’autre s’élancent au ciel ; et je suis longtemps, avec ma jumelle, les nuages roses et blancs qui s’en vont là-bas, vers la mer, en laissant traîner derrière eux toutes ces pattes sanglantes, fines comme des branches coupées. Ce grand étang servait autrefois de refuge aux flottes des habitants d’Aphrodisium, pirates redoutables qui s’embusquaient et se réfugiaient là.
On aperçoit au loin les ruines de cette ville, où Bélisaire fit halte dans sa marche sur Carthage. On y trouve encore un arc de triomphe, les restes d’un temple de Vénus et d’une immense forteresse.
Sur le seul territoire de l’Enfida, on rencontre ainsi les vestiges de dix-sept cités romaines. Là-bas, sur le rivage est Hergla, qui fut l’opulente Aurea Coelia d’Antonin, et si, au lieu d’incliner vers Kairouan, nous continuions en ligne droite, nous verrions, le soir du troisième jour de marche, se dresser dans une plaine absolument inculte l’amphithéâtre de Ed-Djem, aussi grand que le Colisée de Rome, débris colossal qui pouvait contenir quatre-vingt mille spectateurs.
Autour de ce géant, qui serait presque intact si Hamouda, bey de Tunis, ne l’avait pas fait ouvrir à coups de canon pour en déloger les Arabes qui refusaient de payer l’impôt, on a trouvé, de place en place, quelques traces d’une grande ville luxueuse, de vastes citernes et un immense chapiteau corinthien de l’art le plus pur, bloc unique de marbre blanc.
Quelle est l’histoire de cette cité, la Tusdrita de Pline, la Thysdrus de Ptolémée, dont le nom seul se trouve transcrit une ou deux fois par les historiens ? Que lui manque-t-il pour être célèbre, puisqu’elle fut si grande, si peuplée et si riche ? Presque rien... un Homère !
Sans lui, qu’eût été Troie ? Qui connaîtrait Ithaque ?
Dans ce pays, on apprend par ses yeux ce qu’est l’histoire et surtout ce que fut la Bible. On comprend que les patriarches et tous les personnages légendaires, si grands dans les livres, si imposants dans notre imagination, furent de pauvres hommes qui erraient à travers les peuplades primitives, comme errent ces Arabes graves et simples, pleins encore de l’âme antique et vêtus du costume antique. Les patriarches ont eu seulement des poètes historiens pour chanter leur vie.
Une fois au moins par jour, au pied d’un olivier, au coin d’un bois de cactus, on rencontre la Fuite en Égypte ; et on sourit en songeant que les peintres galants ont fait asseoir la Vierge Marie sur l’âne qui fut monté sans aucun doute par joseph, son époux, tandis qu’elle suivait à pas pesants, un peu courbée, portant sur son dos, dans un burnous gris de poussière, le petit corps, rond comme une boule, de l’enfant jésus.
Celle que nous voyons surtout, à chaque puits, c’est Rebecca. Elle est habillée d’une robe en laine bleue, superbement drapée, porte aux chevilles des anneaux d’argent et, sur la poitrine, un collier de plaques du même métal, unies par des chaînettes. Quelquefois, elle se cache la figure à notre approche ; quelquefois aussi, quand elle est belle, elle nous montre un frais et brun visage, qui nous regarde avec de grands yeux noirs. C’est bien la fille de la Bible, celle dont le Cantique a dit : Nigra sum sed formosa, celle qui, soutenant une outre sur son front par les chemins pierreux, montrant la chair ferme et bronzée de ses jambes, marchant d’un pas tranquille, en balançant doucement sa taille souple sur ses hanches, tenta les anges du ciel, comme elle nous tente encore, nous qui ne sommes point des anges.
En Algérie et dans le Sahara algérien, toutes les femmes, celles des villes comme celles des tribus, sont vêtues de blanc. En Tunisie, au contraire, celles des cités sont enveloppées de la tête aux pieds en des voiles de mousseline noire qui en font d’étranges apparitions dans les rues si claires des petites villes du sud, et celles des campagnes sont habillées avec des robes gros bleu d’un gracieux et grand effet, qui leur donne une allure encore plus biblique.
Nous traversons maintenant une plaine où l’on voit partout les traces du travail humain, car nous approchons du centre de l’Enfida, baptisé Enfidaville, après s’être nommé Dar-el-Bey.
Voici là-bas des arbres ! Quel étonnement ! Ils sont déjà hauts, bien que plantés seulement depuis quatre arts, et témoignent de l’étonnante richesse de cette terre et des résultats que peut donner une culture raisonnée et sérieuse. Puis, au milieu de ces arbres, apparaissent de grands bâtiments sur lesquels flotte le drapeau français. C’est l’habitation du régisseur général et l’œuf de la ville future. Un village s’est déjà formé autour de ces constructions importantes, et un marché y a lieu tous les lundis, où se font de très grosses affaires. Les Arabes y viennent en foule de points très éloignés.
Rien n’est plus intéressant que l’étude de l’organisation de cet immense domaine où les intérêts des indigènes ont été sauvegardés avec autant de soin que ceux des Européens. C’est là un modèle de gouvernement agraire pour ces pays mêlés où des mœurs essentiellement opposées et diverses appellent des institutions très délicatement prévoyantes.
Après avoir déjeuné dans cette capitale de l’Enfida, nous partons pour visiter un très curieux village perché sur un roc éloigné d’environ cinq kilomètres.
D’abord nous traversons des vignes, puis nous rentrons dans la lande, dans ces longues étendues de terre jaune, parsemées seulement de touffes maigres de jujubiers.
La nappe d’eau souterraine est à deux ou trois ou cinq mètres sous presque toutes ces plaines, qui pourraient devenir, avec un peu de travail, d’immenses champs d’oliviers.
On y voit seulement, de place en place, de petits bois de cactus grands à peine comme nos vergers.
Voici l’origine de ces bois :
Il existe en Tunisie un usage fort intéressant appelé droit de vivification du sol, qui permet à tout Arabe de s’emparer des terres incultes et de les féconder si le propriétaire n’est point présent pour s’y opposer.
Donc l’Arabe apercevant un champ qui lui parait fertile, y plante, soit des oliviers, soit surtout des cactus appelés à tort par lui figuiers de Barbarie, et, par ce seul fait, s’assure la jouissance de la moitié de chaque récolte jusqu’à extinction de l’arbre. L’autre moitié appartient au propriétaire foncier, qui n’a plus dès lors qu’à surveiller la vente des produits, pour toucher sa part régulière.
L’Arabe envahisseur doit prendre soin de ce champ, l’entretenir, le défendre contre les vols, le sauvegarder de tout mal comme s’il lui appartenait en propre, et, chaque année, il met les fruits aux enchères pour que le partage soit équitable. Presque toujours, d’ailleurs, il s’en rend lui-même acquéreur, et paie alors au vrai propriétaire une sorte de fermage irrégulier et proportionnel à la valeur de chaque récolte.
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