– À propos, capitaine! voilà quatre louis que je vous dois! s'écria Henri en jetant sa bourse à Paschal.
Le capitaine regarda d'un œil étonné son généreux débiteur, qui aurait à plus juste titre pu se dire son créancier. Henri se hâta de poursuivre.
– Voyons, messieurs, que pensez-vous jusqu'ici de l'histoire que nous raconte le capitaine?
– Ma foi, dit Alfred, je n'ai pas écouté fort attentivement, mais je vous avoue que j'aurais espéré quelque chose de plus intéressant de la bouche du rêveur d'Auverney. Et puis il y a une romance en prose, et je n'aime pas les romances en prose; sur quel air chanter cela? En somme, l'histoire de Bug-Jargal m'ennuie; c'est trop long.
– Vous avez raison, dit l'aide de camp Paschal; c'est trop long. Si je n'avais pas eu ma pipe et mon flacon, j'aurais passé une méchante nuit. Remarquez en outre qu'il y a beaucoup de choses absurdes. Comment croire, par exemple, que ce petit magot de sorcier… comment l'appelle-t-il déjà? Habitbas? comment croire qu'il veuille, pour noyer son ennemi, se noyer lui-même?
Henri l'interrompit en souriant:
– Dans de l'eau, surtout! n'est-ce pas, capitaine Paschal? Quant à moi, ce qui m'amusait le plus pendant le récit d'Auverney, c'était de voir son chien boiteux lever la tête chaque fois qu'il prononçait le nom de Bug-Jargal.
– Et en cela, interrompit Paschal, il faisait précisément le contraire de ce que j'ai vu faire aux vieilles bonnes femmes de Celadas quand le prédicateur prononçait le nom de Jésus; j'entrais dans l'église avec une douzaine de cuirassiers…
Le bruit du fusil du factionnaire avertit que d'Auverney rentrait. Tout le monde se tut. Il se promena quelque temps les bras croisés et en silence. Le vieux Thadée, qui s'était rassis dans un coin, l'observait à la dérobée, et s'efforçait de paraître caresser Rask, pour que le capitaine ne s'aperçût pas de son inquiétude.
D'Auverney reprit enfin:
– Rask nous suivait. Le rocher le plus élevé de la vallée n'était plus éclairé par le soleil; une lueur s'y peignit tout à coup, et passa. Le noir tressaillit; il me serra fortement la main.
– Écoute, me dit-il.
Un bruit sourd, semblable à la décharge d'une pièce d'artillerie, se fit entendre alors dans les vallées, et se prolongea d'échos en échos.
– C'est le signal! dit le nègre d'une voix sombre.
Il reprit: – C'est un coup de canon, n'est-ce pas?
Je fis un signe de tête affirmatif.
En deux bonds il fut sur une roche élevée; je l'y suivis. Il croisa les bras, et se mit à sourire tristement.
– Vois-tu? me dit-il.
Je regardai du côté qu'il m'indiquait, et je vis le pic qu'il m'avait montré lors de mon entrevue avec Marie, le seul que le soleil éclairât encore, surmonté d'un grand drapeau noir.
Ici, d'Auverney fit une pause.
– J'ai su depuis que Biassou, pressé de partir, et me croyant mort, avait fait arborer l'étendard avant le retour du détachement qui avait dû m'exécuter.
Bug-Jargal était toujours là, debout, les bras croisés, et contemplant le lugubre drapeau. Soudain il se retourna vivement et fit quelques pas, comme pour descendre du roc.
– Dieu! Dieu! mes malheureux compagnons! Il revint à moi. – As-tu entendu le canon? me demanda-t-il. – Je ne répondis point.
– Eh bien! frère, c'était le signal. On les conduit maintenant.
Sa tête tomba sur sa poitrine. Il se rapprocha encore de moi.
– Va retrouver ta femme, frère; Rask te conduira.
Il siffla un air africain, le chien se mit à remuer la queue, et parut vouloir se diriger vers un point de la vallée.
Bug-Jargal me prit la main et s'efforça de sourire, mais ce souffre était convulsif.
– Adieu! me cria-t-il d'une voix forte; et il se perdit dans les touffes d'arbres qui nous entouraient.
J'étais pétrifié. Le peu que je comprenais à ce qui venait d'avoir lieu me faisait prévoir tous les malheurs.
Rask, voyant son maître disparaître, s'avança sur le bord du roc, et se mit à secouer la tête avec un hurlement plaintif. Il revint en baissant la queue; ses grands yeux étaient humides; il me regarda d'un air inquiet, puis il retourna vers l'endroit d'où son maître était parti, et aboya à plusieurs reprises. Je le compris; je sentais les mêmes craintes que lui. Je fis quelques pas de son côté; alors il partit comme un trait en suivant les traces de Bug-Jargal! je l'aurais eu bientôt perdu de vue, quoique je courusse aussi de toutes mes forces, si, de temps en temps, il ne se fût arrêté, comme pour me donner le temps de le joindre. – Nous traversâmes ainsi plusieurs vallées, nous franchîmes des collines couvertes de bouquets de bois. Enfin…
La voix de d'Auverney s'éteignit. Un sombre désespoir se manifesta sur tous ses traits; il put à peine articuler ces mots:
– Poursuis, Thadée, car je n'ai pas plus de force qu'une vieille femme.
Le vieux sergent n'était pas moins ému que le capitaine; il se mit pourtant en devoir de lui obéir. – Avec votre permission. – Puisque vous le désirez, mon capitaine… – Il faut vous dire, mes officiers, que, quoique Bug-Jargal, dit Pierrot, fût un grand nègre, bien doux, bien fort, bien courageux, et le premier brave de la terre, après vous, s'il vous plaît, mon capitaine, je n'en étais pas moins bien animé contre lui, ce que je ne me pardonnerai jamais, quoique mon capitaine me l'ait pardonné. Si bien, mon capitaine, qu'après avoir entendu annoncer votre mort pour le soir du second jour, j'entrai dans une furieuse colère contre ce pauvre homme, et ce fut avec un vrai plaisir infernal que je lui annonçai que ce serait lui ou, à défaut, dix des siens, qui vous tiendraient compagnie, et qui seraient fusillés en matière de représailles, comme on dit. À cette nouvelle, il ne manifesta rien, sinon qu'une heure après il se sauva en pratiquant un grand trou…
D'Auverney fit un geste d'impatience. Thadée reprit:
– Soit! – Quand on vit le grand drapeau noir sur la montagne, comme il n'était pas revenu, ce qui ne nous étonnait pas, avec votre permission, mes officiers, on tira le coup de canon de signal, et je fus chargé de conduire les dix nègres au lieu de l'exécution, appelé la Bouche-du -Grand-Diable, et éloigné du camp environ… Enfin, qu'importe! Quand nous fûmes là, vous sentez bien, messieurs, que ce n'était pas pour leur donner la clef des champs, je les fis lier, comme cela se pratique, et je disposai mes pelotons. Voilà que je vois arriver de la forêt le grand nègre. Les bras m'en tombèrent. Il vint à moi tout essoufflé.
– J'arrive à temps! dit-il. Bonjour, Thadée.
– Oui, messieurs, il ne dit que cela, et il alla délier ses compatriotes. J'étais là, moi, tout stupéfait. Alors, avec votre permission, mon capitaine, il s'engagea un grand combat de générosité entre les noirs et lui, lequel aurait bien dû durer un peu plus longtemps… N'importe! oui, je m'en accuse, ce fut moi qui le fis cesser. Il prit la place des noirs. En ce moment son grand chien… Pauvre Rask! il arriva et me sauta à la gorge. Il aurait bien dû, mon capitaine, s'y tenir quelques moments de plus! Mais Pierrot fit un signe, et le pauvre dogue me lâcha; Bug-Jargal ne put pourtant pas empêcher qu'il ne vînt se coucher à ses pieds. Alors, je vous croyais mort, mon capitaine. J'étais en colère… – Je criai…
Le sergent étendit la main, regarda le capitaine, mais ne put articuler le mot fatal.
– Bug-Jargal tombe. – Une balle avait cassé la patte de son chien – Depuis ce temps-là, mes officiers (et le sergent secouait la tête tristement), depuis ce temps-là il est boiteux. J'entendis des gémissements dans le bois voisin; j'y entrai; c'était vous, mon capitaine, une balle vous avait atteint au moment où vous accouriez pour sauver le grand nègre. – Oui, mon capitaine, vous gémissiez; mais c'était sur lui! Bug-Jargal était mort! – Vous, mon capitaine, on vous rapporta au camp. Vous étiez blessé moins dangereusement que lui, car vous guérîtes, grâce aux bons soins de madame Marie.
Читать дальше