«Block est ici?» demanda-t-il.
Cette question atteignit Block – qui avait déjà fait du chemin – en pleine poitrine, puis en plein dos; il chancela, et, s’arrêtant, l’échine courbée, il déclara:
«Pour vous servir.
– Que veux-tu? demanda l’avocat. Tu viens à un bien mauvais moment.
– Ne m’a-t-on pas appelé?» demanda Block, s’interrogeant lui-même plutôt qu’il n’interrogeait l’avocat.
Il levait les mains pour se protéger et se tenait prêt à décamper.
«On t’a appelé, fit l’avocat, cela n’empêche pas que tu viens à un mauvais moment.»
Et il ajouta au bout d’un silence:
«Tu viens toujours à un mauvais moment.»
Depuis que l’avocat parlait Block ne regardait plus le lit; ses yeux se perdaient dans la contemplation d’on ne savait trop quel coin de la chambre; il ne jetait que de loin en loin un coup d’œil furtif sur le lit, comme si le regard que l’avocat lui lançait parfois de côté avait été trop aveuglant. Il ne lui était d’ailleurs pas moins difficile d’écouter, car maître Huld parlait contre le mur, à voix basse et très rapidement.
«Voulez-vous que je m’en aille? demanda Block.
– Puisque tu es là, dit l’avocat, tu peux rester.»
On eût pu croire que l’avocat, loin de satisfaire son client, l’avait menacé de le battre, car Block se mit alors à trembler réellement.
«Je suis allé hier, dit l’avocat, voir le troisième juge, mon ami, et j’ai amené petit à petit la conversation sur toi. Veux-tu savoir ce qu’il m’a dit?
– Oh! oui, je vous en prie», dit Block.
Et comme l’avocat ne se pressait pas de répondre, il répéta sa prière en s’inclinant comme s’il allait se mettre à genoux. Mais K. le tança vertement:
«Que fais-tu là?» lui cria-t-il.
Et comme Leni avait cherché à l’empêcher de parler, il lui saisit l’autre main. Ce n’était pas un geste d’amitié, aussi se mit-elle à gémir en cherchant à lui échapper.
Ce fut Block qui fut puni de l’exclamation de K. Maître Huld lui demanda:
«Qui est ton avocat?
– C’est vous.
– Et outre moi? demanda l’avocat.
– Personne, dit Block.
– N’obéis donc à personne qu’à moi.»
Block était parfaitement d’accord; il toisa K. d’un regard méchant et secoua vivement la tête en le regardant. Si l’on avait voulu traduire ce geste par des paroles, on n’aurait abouti qu’à de grossières insultes. Et c’était avec cet homme que K. avait voulu s’entretenir de sa propre affaire!
«Je ne te dérangerai plus, dit K., renversé sur son siège. Agenouille-toi, rampe à quatre pattes, et fais tout ce que tu voudras. Je ne m’en inquiéterai pas.»
Mais Block avait le sentiment de l’honneur, avec K. tout au moins, car il alla sur lui en agitant les poings et lui cria aussi fort qu’il osait en présence de l’avocat:
«Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi, ce n’est pas permis. Pourquoi m’offensez-vous? et ici, pour comble, devant M. l’Avocat qui ne nous tolère vous et moi que par pitié! Vous ne m’êtes pas supérieur, vous êtes accusé, vous aussi, vous avez aussi un procès. Mais, si vous restez un monsieur tout de même, moi aussi je suis un monsieur, si ce n’est pas un plus grand que vous. Et je veux qu’on me parle en s’adressant à moi comme tel, et surtout vous. Si vous vous croyez préféré parce que vous avez le droit de rester assis ici et d’écouter tranquillement pendant que je rampe à quatre pattes (pour employer votre expression), je vous rappelle le vieux dicton: «Il est meilleur pour un homme suspect de s’agiter que de se reposer, car celui qui se repose risque toujours sans le savoir de se trouver sur l’un des plateaux et d’être pesé dans la balance avec le poids de ses péchés.»
K. ne dit rien; il restait là, tout étonné, devant le trouble du client. Combien de fois ce Block n’avait-il pas changé d’attitude rien que pendant la dernière heure! Était le procès qui le ballottait ainsi de droite et de gauche sans lui permettre de distinguer qui était ami ou ennemi? Ne voyait-il donc pas que l’avocat l’humiliait intentionnellement et à seule fin de faire parade de sa puissance devant K., peut-être pour essayer de le subjuguer aussi? Mais si Block n’était pas capable de s’en rendre compte ou s’il craignait maître Huld à tel point que l’intelligence de la situation ne lui servît à rien, comment se faisait-il qu’il restât tout de même assez malin ou assez hardi pour tromper l’avocat en lui taisant tous ceux qu’il avait pris en dehors de lui pour l’assister? Et comment osait-il attaquer K. qui pouvait à chaque instant trahir son dangereux secret? Mais il osait bien pis, car, s’étant dirigé vers le lit de maître Huld, il alla jusqu’à se plaindre de K.:
«Monsieur l’Avocat, lui dit-il, avez-vous entendu comment cet homme m’a parlé? On peut compter les heures qu’a duré son procès et il voudrait déjà me donner des conseils, à moi qui en ai un depuis cinq ans. Il ose même m’insulter. Il ne sait rien et il m’insulte, moi qui ai étudié si scrupuleusement, dans la mesure où me le permettent mes faibles forces, ce qu’exigent les convenances, le devoir et les traditions judiciaires.
– Ne t’inquiète de personne, dit l’avocat, et fais ce qui te paraît juste.
– Certainement,» dit Block, comme pour s’encourager lui-même, et, risquant un rapide coup d’œil sur l’avocat, il s’agenouilla tout près du lit.
«Je suis à genoux, mon avocat [17]», s’écria-t-il.
Mais l’avocat se tut. Block caressa prudemment l’édredon d’une main. Dans le silence qui régnait, Leni, s’arrachant des mains de K., déclara:
«Tu me fais du mal. Laisse-moi. Je vais trouver Block.»
Elle se dirigea vers Block et s’assit sur le bord du lit. Block fut tout heureux de sa venue, il la pria immédiatement, par une pantomime agitée, de s’entremettre pour lui auprès de l’avocat. Visiblement, il avait besoin des déclarations de maître Huld, mais c’était peut-être simplement pour les faire exploiter par ses autres défenseurs. Leni devait savoir comment il fallait prendre l’avocat; elle montra la main de maître Huld et avança ses lèvres comme pour un baiser. Block aussitôt exécuta un baisemain et le répéta même deux fois sur l’invitation de Leni. Mais l’avocat se taisait toujours. Alors Leni se pencha sur lui – on vit son corps se dessiner magnifiquement dans ce mouvement – et, profondément inclinée sur le visage de maître Huld, elle caressa ses longs cheveux blancs. Ce geste arracha tout de même une réponse au vieillard:
«Je tremble de le lui dire», déclara-t-il.
Et on le vit secouer la tête, peut-être était-ce pour mieux sentir la pression de la main de Leni. Block écoutait, la tête penchée, comme s’il faisait une chose défendue.
«Pourquoi trembles-tu donc?» demanda Leni.
K. avait l’impression d’assister à un dialogue préparé d’avance qui avait dû se répéter et se répéterait encore souvent et qui ne pouvait garder de nouveauté que pour Block.
«Comment s’est-il conduit aujourd’hui?» demanda l’avocat au lieu de répondre.
Avant de parler, Leni jeta les yeux sur Block; elle le laissa un moment tendre les bras vers elle et se tordre les mains dans un geste de supplication. Finalement, elle hocha gravement la tête, puis, se tournant vers l’avocat, elle déclara:
«Il s’est tenu tranquille, il a bien travaillé.»
Un vieux négociant était là, un homme qui portait une grande barbe et qui suppliait une jeune fille de lui accorder un bon point! Quelles que fussent ses arrière-pensées, rien ne pouvait le justifier aux yeux de qui assistait à cette scène; il en avilissait le spectateur. Tel était donc le résultat de cette méthode de l’avocat, – à laquelle K. fort heureusement ne s’était pas exposé longtemps: le client finissait par en oublier tout le monde et par ne plus espérer se traîner jusqu’à la fin de son procès que par ce honteux labyrinthe. Ce n’était plus là un client, c’était le chien de l’avocat. Si celui-ci lui avait commandé d’entrer sous le lit en rampant et d’y aboyer comme du fond d’une niche, il l’aurait fait avec plaisir.
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