Leni voulut tout de suite aller se jeter sur K. mais le négociant se trouva sur son chemin; elle le repoussa d’une bourrade et, les poings encore fermés, se lança aux trousses de K.; mais il avait une grande avance. Il avait déjà mis le pied dans la chambre de l’avocat lorsque Leni le rattrapa. Il repoussa la porte derrière lui, Leni mit le pied contre le battant, le tint ouvert, saisit K. par le bras et chercha à le ramener. Mais il lui serra si violemment le poignet qu’elle fut obligée de le lâcher en poussant un soupir de douleur. Elle n’osa pas rentrer tout de suite dans la chambre et K. ferma la porte à clef.
«Il y a longtemps que je vous attends», dit l’avocat du fond de son lit en reposant sur la table de nuit un acte qu’il venait de lire à la lueur de la bougie.
Puis, ayant chaussé ses lunettes, il regarda K. sévèrement. K. dit au lieu de s’excuser:
«Je ne vais pas tarder à partir.»
Comme ce n’était pas une excuse, l’avocat ne répondit pas; il se contenta de déclarer:
«À l’avenir, je ne vous recevrai plus à une heure aussi tardive.
– Vous prévenez mes désirs,» dit K.
L’avocat le regarda d’un air interrogateur:
«Asseyez-vous, dit-il.
– Parce que vous le désirez. dit K. en approchant de la table de nuit une chaise sur laquelle il s’assit.
– Il m’a semblé que vous fermiez la porte à clef, dit l’avocat.
– Oui,» fit K., c’était à cause de Leni.
Il n’avait l’intention d’épargner personne. Mais l’avocat lui demanda:
«S’est-elle encore montrée importune?
– Importune? demanda K.
– Oui» dit l’avocat en riant; puis il fut pris d’une quinte de toux suivie d’un nouvel accès de rire. «Vous avez pourtant bien dû remarquer déjà son importunité? demanda-t-il en tapotant la main que K. appuyait distraitement sur la table de nuit et que le geste de l’avocat lui fit retirer vivement. Vous n’y accordez pas beaucoup d’importance, dit maître Huld devant le silence de K.; tant mieux; sans quoi, j’aurais peut-être dû m’excuser auprès de vous. C’est une bizarrerie de Leni; je la lui ai d’ailleurs pardonnée depuis longtemps, et je ne vous en parlerais pas si vous ne veniez de fermer la porte. Cette bizarrerie – vous êtes le dernier auquel je devrais l’expliquer, mais vous avez l’air si déconcerté que je le fais tout de même – cette bizarrerie consiste en ceci que Leni trouve très beaux presque tous les accusés, elle s’accroche à tous, elle les aime tous, et il me semble bien d’ailleurs qu’elle est payée de retour; pour me distraire, elle m’en parle parfois, quand je lui en donne la permission. Je ne suis pas si surpris de tout cela que vous le paraissez en ce moment. Quand on sait voir, on trouve réellement que tous les accusés sont beaux. C’est évidemment, si j’ose dire, un phénomène d’histoire naturelle assez curieux. Naturellement, l’accusation ne provoque pas une modification tangible dans l’extérieur de l’accusé; il n’en va pas, dans ces cas-là, comme dans les autres affaires de justice; la plupart de nos clients conservent leur façon de vivre ordinaire, et, s’ils ont un bon avocat qui sache bien s’occuper d’eux, le procès ne les gêne pas beaucoup. Pourtant, quand on a bien l’expérience de la chose, on reconnaîtrait un accusé entre mille personnes. À quoi? me demanderez-vous; ma réponse ne vous satisfera pas; c’est à ce que les accusés sont précisément les plus beaux. Ce ne peut être la faute qui les embellit, puisque tous ne sont pas coupables – c’est du moins ce que je dois dire en ma qualité d’avocat – ce ne peut être non plus la condamnation qui les auréole d’avance, puisque tous ne sont pas destinés à être condamnés; cela ne peut donc tenir qu’à la procédure qu’on a engagée contre eux et dont ils portent en quelque sorte le reflet. À vrai dire, parmi les beaux, il y en a aussi de plus spécialement beaux. Mais tous sont beaux, même Block, ce pauvre malheureux.»
Quand l’avocat eut terminé, K. s’était repris complètement; il avait même hoché visiblement la tête aux derniers mots de maître Huld pour se confirmer lui-même dans l’idée – qu’il nourrissait depuis longtemps – que l’avocat cherchait toujours, en débitant des généralités sans rapport avec la question, à détourner son attention du vrai problème qui consistait à savoir ce que maître Huld avait pratiquement fait pour lui… L’avocat dut bien remarquer que K. lui opposait cette fois plus de résistance que de coutume, car il se tut pour lui permettre de parler à son tour, et, le voyant rester muet, lui demanda:
«Veniez-vous me trouver aujourd’hui dans un dessein particulier?
– Oui, dit K. en mettant sa main devant la bougie pour mieux regarder l’avocat. Je voulais vous dire que désormais je vous retire le soin de m’assister.
– Vous ai-je bien compris? demanda l’avocat en se redressant à moitié, une main sur ses oreillers pour soutenir le poids de son corps.
– Je le suppose, dit K., tendu sur sa chaise comme un chasseur à l’affût.
– Eh bien, c’est un projet dont nous pouvons parler, dit l’avocat au bout d’un instant.
– Ce n’est plus un projet, dit K.
– Il se peut, dit l’avocat, cependant nous n’allons rien précipiter.»
Il employait le mot «nous», comme s’il avait voulu priver K. de son libre arbitre et s’imposer à lui comme son conseiller s’il cessait d’être son représentant.
«Rien n’est précipité, dit K. qui se leva lentement et passa derrière sa chaise; c’est mûrement réfléchi et même peut-être trop; ma décision est définitive.
– Alors, permettez-moi encore quelques mots», dit l’avocat en relevant l’édredon pour s’asseoir au bord du lit.
Ses jambes hérissées de poils blancs frissonnaient. Il pria K. de lui passer une couverture du canapé; K. alla la chercher et dit à maître Huld:
«Vous vous exposez bien inutilement à prendre froid.
– Le motif en vaudrait la peine! dit l’avocat en se couvrant les épaules de l’édredon et s’emmaillotant les jambes dans la couverture. Votre oncle est mon ami, et vous, au cours du temps, vous m’êtes devenu cher aussi, je l’avoue franchement, je n’ai pas à en rougir.»
Ces touchants discours du vieillard ennuyèrent extrêmement K., car ils le contraignaient à s’expliquer longuement – ce qu’il eût aimé éviter – et le déconcertaient aussi, comme il devait se l’avouer pour être franc, bien que sa décision n’en fût pas amoindrie.
«Je vous remercie, dit-il, de votre bonne amitié, je rends hommage à vos efforts. Vous vous êtes occupé de mon affaire autant qu’il vous était possible et de la façon qui vous semblait la plus avantageuse pour moi, mais j’ai acquis ces derniers temps la conviction que ces efforts ne suffisaient pas. Je n’essaierai pas de convertir à mes opinions un homme qui a comme vous tellement plus d’âge et d’expérience que moi; si je l’ai parfois tenté involontairement, je vous prie de m’en excuser, mais l’affaire est trop importante; j’estime qu’il est nécessaire d’intervenir avec beaucoup plus d’énergie qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.
– Je vous comprends, dit l’avocat, vous êtes impatient.
– Je ne suis pas impatient, dit K. un peu piqué et surveillant moins ses paroles. Vous avez dû remarquer qu’à ma première visite, lorsque je suis venu vous voir avec mon oncle, je m’inquiétais bien peu de mon procès; quand on ne me le rappelait pas de force, pour ainsi dire, je l’oubliais complètement. Mais mon oncle tenait à ce que je vous charge de me représenter et je lui ai obéi pour lui faire plaisir. J’eusse dû attendre désormais que le procès me pesât moins que jamais, car, si l’on se fait représenter, c’est tout de même pour se soulager de ses propres obligations. Mais c’est le contraire qui est arrivé… Mon procès ne m’a jamais causé autant de soucis que depuis que vous m’assistez. Quand j’étais seul, je ne m’en occupais pas, et j’en sentais à peine le poids; maintenant, avec un défenseur, tout était prêt pour qu’on avance, j’attendais votre intervention de plus en plus impatiemment, mais rien ne s’est jamais produit. Vous m’avez bien donné sur la justice divers renseignements que nul autre n’aurait peut-être pu me fournir. Mais cela ne saurait me suffire quand je sens mon procès rester dans les ténèbres au moment où il devient de plus en plus menaçant.»
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