Aujourd’hui K. ignorait toute vergogne; il fallait que cette requête se fît. S’il n’arrivait pas à en trouver le temps au bureau, ce qui était très probable, il la rédigerait chez lui pendant la nuit. Si les nuits ne suffisaient pas, il demanderait un congé; l’essentiel était de ne pas prendre de demi-mesures, car c’était la pire méthode, non seulement en affaires, mais toujours et partout. Cette requête constituait évidemment un travail presque interminable. Sans être d’un caractère inquiet, on pouvait facilement penser qu’il serait impossible de jamais la finir. Non par paresse ou par calcul (ces raisons ne pouvaient valoir que dans le cas de maître Huld), mais parce que, dans l’ignorance où l’on était de la nature de l’accusation et de tous ses prolongements, il fallait se rappeler sa vie jusque dans ses moindres détails, l’exposer dans tous ses replis, la discuter sous tous ses aspects. Et quel triste travail, pour comble! Il était peut-être bon pour occuper l’esprit affaibli d’un retraité et l’aider à passer les longs jours. Mais maintenant que K. avait besoin de recueillir toutes ses forces cérébrales pour son travail, que chaque heure passait trop vite – car il était en plein essor et constituait déjà une menace pour le directeur adjoint – maintenant qu’il voulait jouir comme un jeune homme de ses courtes soirées et de ses brèves nuits, c’était maintenant qu’il devait se mettre à la rédaction de cette requête! Il s’épuisait en gémissements. Machinalement, pour mettre fin à ses tourments, il pressa le bouton électrique qui correspondait à la sonnerie de l’antichambre. En faisant ce mouvement il aperçut la pendule. Elle marquait onze heures: il avait donc passé deux heures, un temps énorme, un temps précieux, à rêvasser, et il était naturellement encore plus fatigué qu’avant. Mais, après tout, ce temps n’était pas complètement perdu; il lui avait permis de prendre des décisions qui pouvaient être très utiles. Les domestiques apportèrent avec le courrier les cartes de visite de deux messieurs qui attendaient K. depuis très longtemps. C’étaient justement deux gros clients de la banque qu’on n’aurait jamais dû laisser poser ainsi. Pourquoi venaient-ils à un si mauvais moment?… Et pourquoi – c’était ce qu’on croyait les entendre demander derrière la porte fermée – pourquoi le laborieux K. gaspillait-il le meilleur de ses heures de travail à s’occuper de ses affaires privées? Encore fatigué de ses soucis précédents et déjà las de ceux qui allaient venir, il se leva pour recevoir le premier de ces visiteurs.
C’était un petit homme gaillard, un industriel qu’il connaissait bien. Il exprima le regret d’avoir dérangé K. au milieu d’un travail important, et K. déplora de son côté d’avoir fait si longtemps attendre ce monsieur. Mais il le fit si distraitement et d’un ton qui passait tellement à côté que l’industriel en aurait été nécessairement frappé s’il n’eût été si fort absorbé par son affaire. Il sortit des comptes et des tableaux de chiffres de toutes ses poches, les étala devant K., expliqua plusieurs nombres, corrigea une petite faute de calcul qui lui avait sauté aux yeux malgré la rapidité de son examen, rappela à K. qu’il avait conclu avec lui, l’année précédente, une affaire du même genre, mentionna, comme par parenthèse, que cette fois-ci, une autre banque voulait s’en occuper à tout prix, et se tut finalement pour avoir l’opinion de K.; K. avait bien suivi au début le discours de l’industriel; l’importance de l’affaire lui était bien apparue et l’idée avait bien absorbé son attention, mais hélas! pour fort peu de temps; il n’avait pas tardé à cesser d’écouter pour opiner simplement du bonnet à chaque exclamation de l’autre, puis il n’avait même plus fait ce geste et s’était borné à regarder le tête chauve qui se penchait sur les papiers; il se demandait à quel moment cet homme finirait par s’apercevoir qu’il parlait dans le désert. Aussi, quand l’autre se tut, K. crut-il réellement qu’il ne le faisait que pour lui permettre de reconnaître qu’il était incapable d’écouter. Mais il remarqua, avec regret, au regard attentif de l’industriel – visiblement prêt à toutes les réponses – qu’il fallait continuer l’entretien. Il inclina donc la tête comme s’il avait reçu un ordre et se mit à promener lentement son crayon sur les papiers en s’arrêtant de temps à autre pour pointer un chiffre quelconque. L’industriel pressentait des objections; peut-être ses chiffres n’étaient-ils pas exacts, peut-être n’étaient-ils pas probants, en tout cas il recouvrit les papiers de la main et reprit un exposé général de l’affaire en s’approchant tout près de K.
«C’est difficile», dit K. en faisant la moue.
N’ayant plus rien où se raccrocher du moment que les papiers étaient cachés maintenant, il se laissa tomber sans forces contre le bras de son fauteuil. Il ne leva même que faiblement les yeux quand la porte de la direction s’ouvrit et que le directeur adjoint lui apparut, comme voilé par une gaze. Il ne réfléchit à rien, ne pensant qu’au résultat immédiat de cette intervention qui le soulageait considérablement, car l’industriel, s’étant levé d’un bond, s’était hâté d’aller à la rencontre du directeur adjoint. Mais K., redoutant que celui-ci ne vînt à disparaître, aurait voulu rendre l’autre dix fois plus prompt. Sa crainte était d’ailleurs mal fondée, les messieurs se rencontrèrent, se tendirent la main et s’avancèrent ensemble vers son bureau; l’industriel se plaignit du peu d’intérêt qu’il avait rencontré pour son affaire chez le fondé de pouvoir et montra K. qui se replongea dans les papiers sous le regard du directeur adjoint. Quand les deux hommes se furent penchés sur sa table et que l’industriel se fut mis en devoir de démontrer au directeur adjoint l’intérêt de ses propositions, il sembla à K. que les deux hommes, qu’il se représentait exagérément grands, négociaient au-dessus de lui à son propre sujet: il leva prudemment les yeux, cherchant lentement à voir ce qui se passait là-haut, prit au hasard l’un des papiers du bureau, le posa sur le plat de sa main et le tendit à ces messieurs, tout en se levant lentement. Ce geste ne correspondait à aucune nécessité; K. obéissait simplement au sentiment qu’il lui faudrait agir ainsi quand il aurait enfin terminé la grande requête qui le libérerait complètement. Le directeur adjoint, entièrement absorbé par la conversation, ne jeta qu’un regard distrait sur le papier; ce qui était important pour le fondé de pouvoir ne l’était pas pour lui; il prit simplement le document des mains de K., lui dit «merci, je sais déjà», et reposa tranquillement la feuille sur la table; K. dépité, le regarda de travers, mais le directeur adjoint ne s’en aperçut même pas ou, s’il en aperçut, n’en fut qu’encouragé, il éclata plusieurs fois de rire, embarrassa l’industriel par une réponse subtile et le tira aussitôt d’embarras en se faisant à lui-même une nouvelle objection, puis l’invita finalement à se rendre dans son bureau pour y conclure l’affaire.
«C’est une chose très importante, dit-il à l’industriel, je m’en rends parfaitement compte. M. le Fondé de pouvoir – mais même à ce moment-là il ne parlait qu’à l’industriel – M. le Fondé de pouvoir sera certainement heureux que nous l’en soulagions, car elle demande qu’on y réfléchisse à tête reposée, et il me semble très surmené aujourd’hui; il y a d’ailleurs quelques personnes qui l’attendent depuis longtemps dans l’antichambre.»
K. eut juste assez de présence d’esprit pour se détourner du directeur adjoint et n’adresser qu’à l’industriel un sourire qui fut aimable quoique figé; il n’intervint pas autrement, il resta penché en avant et appuyé des deux mains à sa table comme un commis derrière son pupitre, à regarder les deux messieurs qui prirent les papiers sous ses yeux tout en continuant à parler et disparurent dans le bureau de la direction. À la porte, l’industriel se retourna encore une fois et déclara qu’il partait sans adieu, car il se proposait de repasser pour entretenir M. le fondé de pouvoir du résultat des négociations; il avait d’ailleurs, ajouta-t-il, une autre petite communication à lui faire.
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