La voix se tut; et dans le lointain les sons s’éteignirent doucement l’un après l’autre. Tamara se lève en sursaut et regarde autour d’elle. Une agitation indicible fait battre son cœur. C’est de la douleur, de l’effroi, un élan d’enthousiasme; – rien ne peut être comparé à cela. Tous les sentiments fermentent en elle, l’âme a brisé ses liens; le feu court dans ses veines. Cette voix nouvelle et admirable semble encore résonner auprès d’elle. Vers le matin seulement le sommeil désiré vint fermer ses yeux fatigués.
Mais alors son esprit fut agité par un rêve étrange et prophétique: un nouveau venu sombre et silencieux, resplendissant d’une beauté immortelle, se penchait vers son chevet et son regard se fixait sur elle avec un tel amour, une telle tristesse, qu’il semblait avoir pitié d’elle. Ce n’était point un ange des cieux, ni son divin gardien; l’auréole aux rayons lumineux ne se mêlait point aux boucles de sa chevelure; ce n’était point l’esprit méchant de l’enfer ni un martyr du vice. Oh non! Il avait la douce clarté d’un beau soir, qui n’est ni le jour ni la nuit, ni les ténèbres ni la lumière!…
«Ô Père! Ô Père! cesse tes reproches; ne gronde pas ta Tamara. Tu vois ses larmes? Hélas! ce ne sont pas les premières! Je ne serai la femme de personne!… Dis à ceux qui demandent ma main, que mon époux repose dans la terre humide et que je ne puis donner mon cœur! Depuis le jour où nous ensevelîmes son cadavre sanglant dans la montagne, un esprit perfide me poursuit avec une vision que je ne puis écarter et au milieu du calme des nuits, des songes tristes et étranges viennent jeter le trouble en moi. Mes pensées et mes paroles s’égarent confusément; une flamme emplit tout mon sang; je me dessèche et me flétris de jour en jour. Ô mon père! Mon âme souffre! Aie pitié de moi! Livre au saint lieu ta fille déraisonnable; là, je serai sous la protection du Sauveur et à ses pieds j’épancherai ma douleur. Ici-bas, il n’y a déjà plus de joie pour moi… Que bientôt à l’ombre paisible des autels, une sombre cellule se referme sur moi, comme une tombe.»
Et sa famille l’a transportée dans un couvent solitaire, où ses jeunes épaules furent recouvertes d’un humble cilice. Mais sous la robe monastique comme sous la soie aux mille couleurs, son cœur luttait avec la vision impie. Au pieds des autels, sous l’éclat des lumières, aux heures du chant solennel, au milieu de la prière, souvent une voix connue venait résonner à son oreille. Sous la voûte obscure du temple une image qu’elle connaissait bien glissait de temps à autre sans bruit et sans laisser de trace. Elle rayonnait doucement comme une étoile à travers la fumée transparente de l’encens, lui faisait signe de la main et l’appelait: Mais où?…
Le pieux couvent était caché entre deux collines et en lieu frais; des platanes d’Orient, des rangées de peupliers l’entouraient de tous côtés, et parfois, quand la nuit descendait dans les défilés de la montagne, la lumière de la lampe de la jeune religieuse, passant à travers les fenêtres de sa cellule, venait se jouer au milieu d’eux. Tout autour, à l’ombre des amandiers, auprès de la sombre rangée de croix qui protègent les tombes muettes, les chœurs des petits oiseaux entonnaient de doux concerts. Des sources à l’onde fraîche couraient en murmurant sur les rochers, puis se réunissaient dans le défilé et roulaient plus loin entre les buissons couverts des fleurs du givre.
Vers le Nord se dressaient les montagnes. Lorsqu’aux lueurs de l’aurore matinale, une vapeur bleuâtre monte des profondeurs de la vallée; lorsque le muezzin tourné vers l’Orient invite à la prière, et que la voix sonore de la cloche réveille l’habitation; à cette heure calme et recueillie où les jeunes Géorgiennes descendent la montagne escarpée et vont avec leurs longues cruches, puiser de l’eau, les sommets de la chaîne neigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendre et au coucher du soleil semblaient se couvrir d’un vêtement de pourpre. Au milieu d’eux, le Kazbek traversant les nuages, les dépassait de toute la tête, comme le roi puissant du Caucase en turban et en long manteau de soie.
Mais le cœur de Tamara, plein d’une pensée profane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout l’univers est couvert d’une teinte sombre, et tout y est pour son âme une cause de souffrance, et la lumière du jour et les ténèbres de la nuit. Aussi, dès que la fraîcheur du soir vient endormir la terre, elle se prosterne devant l’image de son Dieu et fond en larmes. Ses sanglots déchirants au milieu du silence de la nuit troublent l’imagination du voyageur, qui, croyant entendre tes gémissements de quelque esprit de la montagne, enchaîné dans une de ses cavernes, prête à peine l’oreille et hâte sa monture épuisée.
Tamara triste, agitée par la fièvre, vient souvent s’asseoir auprès de la fenêtre. Là, seule, irrésolue, elle regarde au loin avec un œil attentif, soupire, et attend!… Une voix murmure à son oreille: «Il viendra.» Ce n’était pas en vain qu’il lui apparaissait avec des yeux pleins d’une tristesse douce et des paroles de sublime tendresse: Depuis longtemps déjà elle s’épuise sans savoir pourquoi. Veut-elle prier les saintes? c’est à lui que son cœur s’adresse; accablée par cette lutte incessante se penche-t-elle sur sa couche, son oreiller la brûle, elle suffoque horriblement, s’éveille en sursaut et frissonne; ses épaules et sa gorge sont enflammées, elle peut à peine respirer, ses yeux s’obscurcissent, ses bras étendus cherchent avec passion un être imaginaire, tandis que des baisers expirent sur ses lèvres…
Le brouillard du soir a déjà couvert de ses vapeurs légères les collines de la Géorgie, et fidèle à sa douce habitude, le démon a dirigé son vol vers le couvent. Mais bien longtemps il n’osa violer ce paisible asile de la vertu. Il y eut même un moment où il parut prêt à abandonner ses affreux projets. Il errait mélancoliquement autour des murs élevés et ses pas, plus légers que le vent, faisaient doucement frissonner les feuilles dans l’ombre. Puis il levait les yeux vers cette fenêtre, qu’illuminait l’éclat de la lampe. C’est là qu’elle attendait depuis si longtemps. Soudain, au milieu de ce silence universel, une harpe harmonieuse vibra et des chants sonores résonnèrent; ces sons semblaient se suivre avec mesure comme coulent des pleurs. C’était une mélodie si tendre, qu’elle paraissait avoir été composée au ciel pour la terre. On aurait dit un ange descendu ici-bas mystérieusement, qui venait en visiter un autre oublié et qui lui parlait du passé, afin d’adoucir sa souffrance! Et le démon comprit alors pour la première fois les douleurs et les agitations de l’amour. Effrayé, il veut s’éloigner; mais ses ailes restent immobiles! et ô prodige! une larme roule lentement de ses yeux obscurcis!…
On voit encore près de cette cellule une pierre que cette larme brûlante a traversée comme une flamme et ce n’était point une larme humaine!
VIII.
Le démon entre, il est prêt à aimer, et son âme est tout ouverte au bien. Il croit que le moment désiré pour essayer d’une vie nouvelle est venu. Les palpitations de l’attente, les craintes de l’incertitude demeurent pour lui sans voix et sans puissance; elles ont reconnu tout d’abord une âme pleine de fierté. Il entre, regarde; devant lui se dresse l’envoyé du ciel; c’est le chérubin qui veille sur la belle pécheresse: son visage rayonne d’un sourire plein de sérénité et son aile la protège contre l’ennemi. Un instant son regard impie fut ébloui par l’éclat de la lumière divine, et au lieu du doux accueil qu’il espérait, il entendit éclater de pénibles reproches.
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