Elle dit: oui, bercée par sa voix.
Mais moi qui les écoutais profondément, j’entendis bien qu’il mentait ou qu’il s’égarait dans des mots… L’amour devenait une idole, une chose. Il blasphémait, il invoquait en vain l’infini et l’éternité, qu’il honorait du bout des lèvres avec la prière quotidienne, tout usée.
Ils laissèrent tomber la banalité proférée… Après être restée pensive, la femme hocha la tête, et elle, elle prononça la parole d’excuse, de glorification; plus que cela: la parole de vérité:
– J’étais trop malheureuse…
* * *
«Comme il y a longtemps!…», commença-t-elle.
C’était son œuvre d’art, c’était son poème et sa prière de se répéter cette histoire, bas et précipitamment comme dans un confessionnal… On sentait qu’elle y arrivait tout naturellement, sans transition, tellement cela la remplissait toute aux moments où ils étaient seuls.
… Elle était vêtue simplement. Elle avait ôté ses gants noirs, sa jaquette et son chapeau. Elle portait une jupe sombre, un corsage rouge sur lequel brillait une chaînette dorée.
C’était une femme d’une trentaine d’années, à la figure régulière, à la chevelure soignée et soyeuse; il me semblait que je la connaissais déjà ou que je ne la reconnaîtrais pas.
Elle se mit à parler d’elle tout haut, à évoquer un passé infiniment lourd.
– Quelle vie je menais! quelle monotonie, quel vide! La petite ville, la maison, le salon, avec les meubles rangés çà et là, et qui jamais ne changeaient de place, comme des pierres tombales… Un jour, j’ai essayé de disposer autrement la table du milieu. Je n’ai pas pu.
Sa figure pâlit, devint plus lumineuse.
Il l’écoutait. Un sourire de patience, de résignation, qui ressembla vite à de la lassitude un peu souffrante, errait sur son si fin visage. Ah! il était vraiment beau, quoique un peu déconcertant, avec ses grands yeux qu’on sentait adorés, sa moustache tombante, son air tendre et lointain. Il semblait un de ces êtres doux, qui pensent trop, et qui font le mal. Il semblait au-dessus de toute chose et capable de tout… Un peu absent de ce qu’elle disait, mais remué pourtant de l’envie d’elle, il avait l’air d’attendre.
… Et brusquement, les voiles se déchirèrent à mes yeux, la réalité se dénuda devant moi: je vis qu’il y avait entre ces deux être une immense différence, et comme un désaccord infini, sublime à voir, à cause de ses profondeurs, mais tellement poignant que j’en avais le cœur meurtri.
Il n’était mû que par le désir d’elle; elle, par le seul besoin de sortir de sa vie. Leurs vœux n’étaient pas les mêmes; leur couple avait l’air uni, mais il ne l’était pas.
Ils ne parlaient pas la même langue; quand ils disaient les mêmes choses ils ne s’entendaient guère, et, à mes yeux, dès ces premiers instants, leur union apparut plus brisée que s’ils ne s’étaient jamais connus.
Mais lui, ne disait pas ce qu’il pensait; cela se sentait au son de sa voix, au charme même de son accent, au choix chantant de ses mots: il pensait à lui plaire, et il mentait. Il lui était évidemment supérieur, mais elle le dominait par une sorte de sincérité géniale. Alors qu’il était maître de ses paroles, elle s’offrait dans les siennes.
… Elle décrivait le décor de sa vie d’autrefois.
– De la fenêtre de la chambre et de celle de la salle à manger, je voyais la place. La fontaine au milieu, avec son ombre à ses pieds. Je regardais le jour tourner là, sur cette place petite, blanche et ronde, comme un cadran.
«… Le facteur la parcourait régulièrement, sans penser; devant la porte de l’arsenal, un soldat ne faisait rien… Et plus personne quand midi sonnait, comme un glas. Je me souviens surtout du glas de midi: le milieu de la journée, la perfection de l’ennui.
«Rien ne m’arrivait, rien ne m’arriverait. Rien ne m’était. L’avenir n’existait plus pour moi. Si mes jours devaient continuer ainsi, rien ne me séparait de ma mort – rien! Ah! rien!… S’ennuyer, c’est mourir. Ma vie était morte, et pourtant, il fallait la vivre. C’était un suicide. D’autres se tuent avec une arme ou du poison; moi, je me tuais avec les minutes et les heures.»
– Aimée! fit l’homme.
– Alors, à force de voir les jours naître le matin et avorter le soir, j’ai eu peur de mourir, et cette peur a été ma première passion… Souvent, au milieu des visites que je rendais, ou de la nuit, ou pendant que je rentrais chez moi, après des courses, le long du mur des Religieuses, j’ai frissonné d’espoir à cause de cette passion!…
«Mais qui me tirerait de là? Qui me sauverait de cet invisible naufrage, dont moi-même je ne m’apercevais que de temps en temps? Autour de moi, c’était une sorte de conspiration, faite d’envie, de méchanceté et d’inconscience… Tout ce que je voyais, tout ce que j’entendais essayait de me jeter dans le droit chemin, dans mon pauvre droit chemin.
«… M meMartet, tu sais, ma seule amie un peu proche, plus âgée que moi de deux ans seulement, me disait qu’il faut se contenter de ce qu’on a. Je lui répondais: «Alors, c’est fini de tout, s’il faut se contenter de ce qu’on a. La mort n’a plus rien à faire. Vous ne voyez donc pas que cette parole termine la vie?… Vous croyez vraiment à ce que vous dites?» Elle répondait oui. Ah! la sale femme!
«Mais ce n’était pas assez d’avoir la peur, il me fallait la haine de cet ennui. Comment se fait-il que j’aie eu cette haine? Je ne sais pas.
«Je ne me reconnaissais plus, je n’étais plus moi, tellement j’avais besoin d’autre chose. Je ne savais même plus comment je m’appelais.
«Il y a un jour, je me rappelle, où (je ne suis pas méchante, pourtant) j’ai rêvé délicieusement que mon mari était mort, mon pauvre mari qui ne m’avait rien fait, et que j’étais libre, libre, aussi grande que tout!
«Ça ne pouvait pas durer. Je ne pouvais pas longtemps détester à ce point la monotonie, la dévastation, l’habitude. Oh! l’habitude, c’est de toutes les ombres la plus vraie, et la nuit n’est pas de la nuit, en comparaison…
«La religion? Ce n’est pas avec la religion qu’on comble le vide de ses jours, c’est avec sa propre vie. Ce n’était pas avec des croyances, avec des idées qu’il me fallait lutter, c’était avec moi-même.
«Alors, le remède, je l’ai trouvé!»
Elle criait presque, rauque, admirable:
– Le mal, le mal! Le crime contre l’ennui, la trahison pour briser l’habitude. Le mal pour être nouvelle, pour être autre, pour haïr la vie plus fort qu’elle me haïssait, le mal pour ne pas mourir!
«Je t’ai rencontré; tu faisais des vers et des livres; tu étais différent des autres, tu avais une voix tremblante et donnant l’impression de la beauté, et surtout, tu étais là, dans mon existence, en face de moi; je n’avais qu’à tendre les bras. Alors, je t’ai aimé de toutes mes forces, si on peut appeler cela aimer, mon pauvre petit!»
Elle parlait maintenant à voix basse et hâtée, avec de l’oppression et de l’enthousiasme, et elle jouait avec la main de son compagnon comme avec une petite chose.
– Et toi aussi, tu m’as aimée, naturellement… Et quand nous nous sommes glissés un soir dans l’hôtel – la première fois, – il me sembla que la porte s’en est ouverte toute seule, et je me suis remerciée de m’être révoltée et d’avoir déchiré ma destinée comme ma robe.
«Et depuis! Le mensonge – dont on souffre parfois, mais qu’on ne déteste plus lorsqu’on réfléchit, – les risques, les dangers qui communiquent du goût aux heures, les complications qui multiplient la vie; ces chambres, ces cachettes, ces prisons noires, qui ont donné l’envolée au soleil que j’avais!
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