– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulric très doucement, si j’ai pris la liberté d’entrer chez vous…
– Je… ne… vous connais pas… je ne sais, monsieur… répondit la jeune fille en balbutiant.
– Tout à l’heure, reprit Ulric, j’ai entendu appeler au secours, et je suis monté; voilà comment vous me trouvez ici. Veuillez m’excuser si j’ai pris la liberté de rester; dans les circonstances douloureuses où vous vous trouvez, et vous voyant seule, j’ai cru devoir rester pour me mettre à votre disposition…
– Merci, monsieur, dit Rosette. Je…
– La mort de votre mère nécessite des démarches à faire; il y a une foule de détails dont vous ne pouvez vous occuper vous-même. Il faut prévenir vos parents, vos amis, pour qu’ils viennent vous assister… Toutes ces courses, je les ferai. Ce sont là de légers services qui se proposent et qui s’acceptent entre voisins, car je suis le vôtre; je m’appelle Marc Gilbert; je suis ouvrier et je travaille dans la fabrique de M. Vincent…
– Je n’ai ni parents ni amis; je n’avais que ma mère. Ah! Mon Dieu! Comment faire? Qu’est-ce que je vais devenir? s’écria Rosette en pleurant.
Ce cri, qui révélait un abandon et une misère si profonds, émut Ulric.
– S’il en est ainsi, mademoiselle, dit-il à Rosette, par amour même pour votre mère, vous devriez accepter mes propositions, et me laisser le soin de veiller aux tristes devoirs qu’il reste à accomplir.
Après une longue hésitation, Rosette se laissa convaincre et accepta les offres de service que lui faisait Ulric.
Le lendemain un modeste corbillard emmenait à l’église le corps de la mère Durand, et de là au cimetière, où Ulric avait acquis une fosse particulière pour que l’orpheline pût y agenouiller son souvenir filial.
Deux jours après l’enterrement de sa mère, Rosette vint chez Ulric pour le remercier de ce qu’il avait fait pour elle. Elle exprima sa reconnaissance avec une franchise et une sincérité telles qu’Ulric resta encore plus ému après cette seconde entrevue qu’il ne l’avait été lors de sa première rencontre avec la jeune fille.
Quelque temps après, comme il rentrait chez lui le soir, son portier lui remit une lettre. Ulric, inquiet de savoir qui pouvait lui écrire, courut d’abord à la signature: il y trouva celle de Rosette. La lettre contenait ces mots:
«Monsieur Marc, «Excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire; c’est que j’ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre, et je ne puis pas aller chez vous pour vous les dire. Il y a des méchantes gens dans la maison, et on dit de vilaines choses sur nous deux à cause du service que vous m’avez rendu. J’ai beaucoup de chagrin, et je voudrais vous voir un moment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je passerai par la grande allée du jardin des plantes. «Votre servante bien reconnaissante, «Rosette Durand.»
Ulric courut au rendez-vous que lui donnait l’orpheline. Elle venait seulement d’arriver. Sans parler, elle prit le bras d’Ulric, et le jeune homme s’aperçut que son cœur battait avec violence. Son visage était pâle, fatigué, et laissait voir des traces d’une rosée de larmes. Il la conduisit dans une allée peu fréquentée, et la fit asseoir auprès de lui sur un banc désert.
– Qu’est-il arrivé, Rosette? demanda Ulric.
– Ne l’avez-vous pas deviné en lisant ma lettre? répondit la jeune fille en baissant les yeux. Oh! c’est horrible, ce qu’on a dit! ajouta-t-elle précipitamment, et une rougeur d’indignation empourpra son visage.
– Et bien, dit Ulric, qu’a-t-on pu dire? que j’étais votre amant, n’est-ce pas?
– Si on n’avait dit que cela, je ne souffrirais pas tant, continua Rosette, – car ce serait seulement ma vertu qu’on attaquerait; – mais c’est plus horrible. On a dit que nous avions joué tous les deux une comédie, le jour même où ma mère est morte. Ce service que vous m’avez si généreusement rendu sans me connaître, on a dit que c’était une spéculation, un marché… conclu et payé… devant le corps de ma mère…
– C’est odieux! On a dit cela? fit Ulric.
– Et depuis quelques jours tout le monde le répète dans la maison, dit Rosette.
– Eh bien, ma pauvre enfant, que voulez-vous y faire? Ce que vous m’apprenez ne m’étonne pas. Je comprends que vous vous soyez indignée de cette monstrueuse calomnie; mais, à vrai dire, j’eusse été surpris davantage si elle n’avait pas été faite. Il y a des gens qui ne peuvent pas comprendre qu’on fasse le bien seulement pour le bien; nous avons affaire à ces gens-là, et quoi que nous disions, quoi que nous fassions, l’honnêteté de nos relations sera toujours criminelle à leurs yeux.
En ce moment une ombre passa rapidement devant le banc sur lequel ils étaient assis, et une voix leur jeta ces mots en passant: Bonsoir, les amoureux!
Rosette tressaillit et se serra auprès d’Ulric.
Tous deux venaient de reconnaître la voix d’une de leurs voisines.
Peu de jours après leur entrevue au jardin des plantes, Ulric et Rosette quittaient ensemble la maison où ils s’étaient connus, et emménageaient dans un logement commun, situé dans une des rues désertes et tranquilles qui avoisinent le Luxembourg.
Sa liaison avec Rosette n’avait été dans le principe pour Ulric que le résultat d’une affection tranquille et presque protectrice que la jeune orpheline lui avait tout d’abord inspirée. Mais peu à peu, à sa grande surprise et à sa grande joie, comme un homme qui recouvre tout à coup un sens perdu, il comprit qu’il aimait Rosette.
Alors une nouvelle existence commença pour lui. Cette misanthropie amère, ce dégoût obstiné des hommes et des choses qui auparavant se trahissaient dans toutes ses réflexions et dans ses moindres paroles, s’adoucirent graduellement, et son esprit retrouva le chemin qui conduit aux bonnes pensées.
Cependant quelquefois, par une brusque transition, il lui arrivait de retomber dans les ombres de l’incertitude, un souvenir importun des jours passés apparaissait tout à coup devant lui, comme une fatale prophétie de l’avenir. Il voyait alors se dresser devant lui le fantôme jaloux des femmes qu’il avait aimées jadis, et toutes lui criaient: «Souviens-toi de nos leçons! Comme toutes celles qui ont tenté de faire battre ton cœur si bien pétrifié, ta nouvelle idole te prépare une déception: fuis-la donc aussi, celle-là qui est notre sœur à nous toutes, qui t’avons trompé. D’ailleurs, tu te trompes toi-même en croyant l’aimer: – les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe; – tu as pris un tressaillement de ton cœur pour une résurrection, ton cœur est bien mort…»
Mais, en relevant la tête, Ulric apercevait devant lui Rosette, heureuse et belle, Rosette, dont le cœur, gonflé d’amour et de juvénile gaieté, semblait, comme un vase trop plein, déborder par ses lèvres en flots de sourires. Alors, en regardant ce doux visage, en écoutant cette voix vibrante d’une douceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la fée souriante de sa vingtième année, et il l’entendait lui dire:
– C’est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont tu t’es si mal servi. Tu m’as renvoyée avant l’heure, et pourtant je reviens vers toi. J’ai de grands trésors à prodiguer, et quand tu les auras dépensés, j’en aurai encore d’autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener: c’est à l’amour. Tu t’es trompé, et l’on t’a trompé, toutes les fois que tu as cru aimer; cette fois ne repousse pas l’amour sincère. Celle qui te l’apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veut partager avec toi. Laisse-toi rendre heureux; il est bien temps.
Читать дальше