Enfin la lune se démasqua, et sa lueur claire inonda la chambrette; mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un petit cri.
– Qu’avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses bras.
– Rien, murmura Francine; j’avais cru entendre frapper. Et, sans que Jacques s’en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef qu’elle venait d’apercevoir.
Elle ne voulait pas la retrouver.
PREMIER LECTEUR. Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre les mains de ma fille.
SECOND LECTEUR. Jusqu’à présent je n’ai point encore vu un seul poil du manchon de mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.
Patience, ô lecteurs! patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous le donnerai à la fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie Francine, qui était devenue sa maîtresse, ainsi que je l’ai expliqué dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle était blonde, Francine, blonde et gaie, ce qui n’est pas commun. Elle avait ignoré l’amour jusqu’à vingt ans; mais un vague pressentiment de sa fin prochaine lui conseilla de ne plus tarder si elle voulait le connaître.
Elle rencontra Jacques et elle l’aima. Leur liaison dura six mois. Ils s’étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l’automne. Francine était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi: quinze jours après s’être mis avec la jeune fille, il l’avait appris d’un de ses amis qui était médecin. «Elle s’en ira aux feuilles jaunes,» avait dit celui-ci.
Francine avait entendu cette confidence, et s’aperçut du désespoir qu’elle causait à son ami.
– Qu’importent les feuilles jaunes? lui disait-elle, en mettant tout son amour dans un sourire; qu’importe l’automne, nous sommes en été et les feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami… Quand tu me verras prête à m’en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m’embrassant et tu me défendras de m’en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je resterai.
Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques, il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: «Francine va plus mal, il lui faut des soins.» Alors Jacques battait tout Paris pour trouver de quoi faire faire l’ordonnance du médecin; mais Francine n’en voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les fenêtres. La nuit, lorsqu’elle était prise par la toux, elle sortait de la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l’entendît point.
Un jour qu’ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda tristement Francine, qui marchait lentement et un peu rêveuse.
Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur.
– Tu es bête, va, lui dit-elle en l’embrassant, nous ne sommes qu’en juillet; jusqu’à octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à passer ensemble. Et puis, d’ailleurs, si je me sens plus mal aux feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins: les feuilles sont toujours vertes.
* * * * *
Au mois d’octobre Francine fut forcée de rester au lit. L’ami de Jacques la soignait… La petite chambrette où ils logeaient était située tout au haut de la maison et donnait sur une cour où s’élevait un arbre, qui chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la fenêtre pour cacher cet arbre à la malade; mais Francine exigea qu’on retirât le rideau.
– Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de baisers qu’il n’a de feuilles… Et elle ajoutait: Je vais beaucoup mieux, d’ailleurs… Je vais sortir bientôt; mais comme il fera froid, et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m’achèteras un manchon.
Pendant toute la maladie, ce manchon fut son rêve unique. La veille de la Toussaint, voyant Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui donner du courage; et, pour lui prouver qu’elle allait mieux, elle se leva. Le médecin arriva au même instant: il la fit recoucher de force.
– Jacques, dit-il à l’oreille de l’artiste, du courage! Tout est fini, Francine va mourir. Jacques fondit en larmes.
– Tu peux lui donner tout ce qu’elle demandera maintenant, continua le médecin: il n’y a plus d’espoir.
Francine entendit des yeux ce que le médecin avait dit à son amant.
– Ne l’écoute pas, s’écria-t-elle en étendant les bras vers Jacques, ne l’écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain… c’est la Toussaint; il fera froid, va m’acheter un manchon… Je t’en prie, j’ai peur des engelures pour cet hiver.
Jacques allait sortir avec son ami; mais Francine retint le médecin auprès d’elle.
– Va chercher mon manchon, dit-elle à Jacques, prends-le beau, qu’il dure longtemps.
Et quand elle fut seule, elle dit au médecin:
– Ô monsieur, je vais mourir, et je le sais… Mais avant de m’en aller, trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, je vous en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure après, puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps…
Comme le médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à l’arbre de la petite cour.
Francine ouvrit le rideau et vit l’arbre dépouillé complètement.
– C’est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller.
– Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous avez une nuit à vous.
– Ah! quel bonheur! fit la jeune fille… une nuit d’hiver… elle sera longue. Jacques rentra; il apportait un manchon. Il est bien joli, dit Francine; je le mettrai pour sortir. Elle passa la nuit avec Jacques.
Le lendemain, jour de la Toussaint, à l’ Angelus de midi, elle fut prise par l’agonie et tout son corps se mit à trembler.
– J’ai froid aux mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon. Et elle plongea ses pauvres mains dans la fourrure.
– C’est fini, dit le médecin à Jacques; va l’embrasser. Jacques colla ses lèvres à celles de son amie. Au dernier moment on voulait lui retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.
– Non, non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l’hiver; il fait froid. Ah! mon pauvre Jacques… Ah! mon pauvre Jacques… qu’est-ce que tu vas devenir? Ah! mon Dieu!
Et le lendemain Jacques était seul.
PREMIER LECTEUR. Je le disais bien que ce n’était point gai, cette histoire.
– Que voulez-vous, lecteur? on ne peut pas toujours rire.
C’était le matin du jour de la Toussaint: Francine venait de mourir.
Deux hommes veillaient au chevet: l’un, qui se tenait debout, était le médecin; l’autre, agenouillé près du lit, collait ses lèvres aux mains de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser désespéré: c’était Jacques, l’amant de Francine. Depuis plus de six heures il était plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie qui passa sous les fenêtres vint l’en tirer.
Cet orgue jouait un air que Francine avait l’habitude de chanter le matin en s’éveillant.
Une de ces espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les grands désespoirs traversa l’esprit de Jacques. Il recula d’un mois dans le passé, à l’époque où Francine n’était encore que mourante; il oublia l’heure présente, et s’imagina un moment que la trépassée n’était qu’endormie, et qu’elle allait s’éveiller tout à l’heure la bouche ouverte à son refrain matinal.
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