La conversation devint bientôt plus bruyante, et Mergy profita du tumulte pour causer avec son frère sans faire attention à ce qui se passait autour d’eux.
Ils furent tirés de leur aparté à la fin du second service par le bruit d’une violente dispute qui venait de s’élever entre deux des convives.
– Cela est faux! s’écriait le chevalier de Rheincy.
– Faux! dit Vaudreuil.
Et sa figure, naturellement pâle, devint comme celle d’un cadavre.
– C’est la plus vertueuse, la plus chaste des femmes, continua le chevalier.
Vaudreuil sourit amèrement et leva les épaules. Tous les yeux étaient fixés sur les acteurs de cette scène, et chacun paraissait vouloir attendre, dans une neutralité silencieuse, le résultat de la querelle.
– De quoi s’agit-il, Messieurs, et pourquoi ce tapage? demanda le capitaine, prêt, selon son ordinaire, à s’opposer à toute infraction à la paix.
– C’est notre ami le chevalier, répondit tranquillement Béville, qui veut que la Sillery, sa maîtresse, soit chaste, tandis que notre ami de Vaudreuil prétend qu’elle ne l’est pas et qu’il en sait quelque chose.
Un éclat de rire général qui s’éleva aussitôt augmenta la fureur de Rheincy, qui regardait avec des yeux enflammés de rage et Vaudreuil et Béville.
– Je pourrais montrer de ses lettres, dit Vaudreuil.
– Je t’en défie! s’écria le chevalier.
– Eh bien! dit Vaudreuil avec un ricanement très méchant, je vais lire une de ses lettres à ces messieurs. Ils connaissent peut-être son écriture aussi bien que moi, car je n’ai pas la prétention d’être seul honoré de ses billets et de ses bonnes grâces. Voici un billet que j’ai reçu d’elle aujourd’hui même.
Et il parut fouiller dans sa poche comme pour en tirer une lettre.
– Tu mens par ta gorge!
La table était trop large pour que la main du baron pût toucher son adversaire, assis en face de lui.
– Je te ferai avaler le démenti jusqu’à ce qu’il t’étouffe! s’écria-t-il.
Et il accompagna cette phrase d’une bouteille qu’il lui jeta à la tête. Rheincy évita le coup, et, renversant sa chaise dans sa précipitation, il courut à la muraille pour décrocher son épée qu’il y avait suspendue.
Tous se levèrent, quelques-uns pour s’entremettre dans la querelle, la plupart pour éviter d’en être trop près.
– Arrêtez, fous que vous êtes! s’écria George en se mettant devant le baron, qui se trouvait le plus près de lui. Deux amis doivent-ils se battre pour une misérable femmelette?
– Une bouteille jetée à la tête vaut un soufflet, dit froidement Béville. Allons, chevalier, mon ami, flamberge [29]au vent!
– Franc jeu! franc jeu! faites place! s’écrièrent presque tous les convives.
– Holà! Jeannot, ferme la porte, dit nonchalamment l’hôte du More , habitué à voir des scènes semblables; si les archers passaient, cela pourrait interrompre ces gentilshommes et nuire à la maison.
– Vous battrez-vous dans une salle à manger comme des lansquenets [30]ivres? poursuivit George, qui voulait gagner du temps; attendez au moins à demain.
– À demain, soit, dit Rheincy.
Et il fit le mouvement de remettre son épée dans le fourreau.
– Il a peur, notre petit chevalier, dit Vaudreuil.
Aussitôt Rheincy, écartant tous ceux qui se trouvaient sur son passage, s’élança sur son ennemi. Tous deux s’attaquèrent avec fureur; mais Vaudreuil avait eu le temps de rouler avec soin une serviette autour de son bras gauche, et il s’en servait avec adresse pour parer les coups de taille [31]; tandis que Rheincy, qui avait négligé une semblable précaution, reçut une blessure à la main gauche dès les premières passes. Cependant il ne laissait pas de combattre avec courage, appelant son laquais et lui demandant son poignard. Béville arrêta le laquais, prétendant que Vaudreuil n’ayant pas de poignard, son adversaire ne devait pas en avoir non plus. Quelques amis du chevalier réclamèrent; des paroles fort aigres furent échangées, et sans doute le duel se fût changé en une escarmouche, si Vaudreuil n’y eût mis fin en renversant son adversaire frappé d’un coup dangereux à la poitrine. Il mit promptement le pied sur l’épée de Rheincy pour l’empêcher de la ramasser, et leva la sienne pour lui donner le coup de grâce. Les lois du duel permettaient cette atrocité.
– Un ennemi désarmé! s’écria George.
Et il lui arracha son épée.
La blessure du chevalier n’était pas mortelle, mais il perdait beaucoup de sang. On le pansa du mieux qu’on put avec des serviettes, pendant qu’avec un rire forcé il disait entre ses dents que l’affaire n’était pas finie.
Bientôt parurent un moine et un chirurgien, qui se disputèrent quelque temps le blessé. Le chirurgien cependant eut la préférence, et, ayant fait transporter son patient au bord de la Seine, il le conduisit dans un bateau jusqu’à son logement.
Tandis que les valets emportaient les serviettes ensanglantées et lavaient le pavé rougi, d’autres mettaient de nouvelles bouteilles sur la table. Pour Vaudreuil, après avoir soigneusement essuyé son épée, il la remit au fourreau, fit le signe de la croix, puis, avec un imperturbable sang-froid, il tira de sa poche une lettre, réclama le silence, et lut la première ligne, qui excita de grands éclats de rire:
«Mon chéri, cet ennuyeux chevalier, qui m’obsède…»
– Sortons d’ici, dit Mergy à son frère avec une expression de dégoût.
Le capitaine le suivit. La lettre occupait l’attention générale, et leur absence ne fut pas remarquée.
Le capitaine George rentra dans la ville avec son frère, et le conduisit à son logement. En marchant, ils échangèrent à peine quelques paroles; la scène dont ils venaient d’être les témoins leur avait laissé une impression pénible qui leur faisait involontairement garder le silence.
Cette querelle et le combat irrégulier qui l’avait suivie n’avaient rien d’extraordinaire à cette époque. D’un bout de la France à l’autre, la susceptibilité chatouilleuse de la noblesse donnait lieu aux événements les plus funestes, au point que, d’après un calcul modéré, sous le règne de Henri III et sous celui de Henri IV, la fureur des duels coûta la vie à plus de gentilshommes que dix années de guerres civiles.
Le logement du capitaine était meublé avec élégance. Des rideaux de soie à fleurs et des tapis de couleurs brillantes attirèrent d’abord les yeux de Mergy, accoutumés à plus de simplicité. Il entra dans un cabinet que son frère appelait son oratoire , le mot de boudoir n’étant pas encore inventé. Un prie-Dieu en chêne fort bien sculpté, une madone peinte par un artiste italien, et un bénitier garni d’un grand rameau de buis, semblaient justifier la pieuse désignation de cette chambre, tandis qu’un lit de repos couvert de damas noir, une glace de Venise, un portrait de femme, des armes et des instruments de musique, indiquaient des habitudes un peu mondaines de la part de son propriétaire.
Mergy jeta un coup d’œil méprisant sur le bénitier et le rameau de buis, qui lui rappelaient tristement l’apostasie de son frère. Un petit laquais apporta des confitures, des dragées et du vin blanc: le thé et le café n’étaient pas encore en usage, et le vin remplaçait toutes ces boissons élégantes pour nos simples aïeux.
Mergy, un verre à la main, reportait toujours ses regards de la madone au bénitier, et du bénitier au prie-Dieu. Il soupira profondément, et, regardant son frère nonchalamment étendu sur le lit de repos:
– Te voilà donc tout à fait papiste! dit-il. Que dirait notre mère si elle était ici?
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