Elle ralentit le pas de sa mule en passant devant les jeunes gens; et même elle sembla regarder avec quelque attention Mergy, dont la figure lui était inconnue. Sur son passage on voyait toutes les plumes des chapeaux balayer la terre, et elle inclinait la tête avec grâce pour rendre les nombreux saluts que lui adressait la haie d’admirateurs qu’elle traversait. Comme elle s’éloignait, un léger souffle de vent souleva le bas de sa longue robe de satin et laissa voir, comme un éclair, un petit soulier de velours blanc et quelques pouces d’un bas de soie rose.
– Quelle est cette dame que tout le monde salue? demanda Mergy avec curiosité.
– Déjà amoureux! s’écria Béville. Au reste, elle n’en fait jamais d’autres; huguenots et papistes, tous sont amoureux de la comtesse Diane de Turgis.
– C’est une des beautés de la cour, ajouta George, une des plus dangereuses Circés pour nos jeunes galants. Mais, peste! ce n’est pas une citadelle facile à prendre.
– Combien compte-t-elle de duels? demanda en riant Mergy.
– Oh! elle ne compte que par vingtaines, répondit le baron de Vaudreuil; mais le bon, c’est qu’elle a voulu se battre elle-même: elle a envoyé un cartel [24]dans les formes à une dame de la cour, qui avait pris le pas sur elle.
– Quel conte! s’écria Mergy.
– Ce ne serait pas la première, dit George, qui se fût battue de notre temps: elle a envoyé un cartel bien en règle et en bon style à la Sainte-Foix, l’appelant au combat à mort, à l’épée et au poignard, et en chemise, comme ferait un duelliste raffiné [25].
– J’aurais bien voulu être le second d’une de ces dames pour les voir toutes deux en chemise, dit le chevalier de Rheincy.
– Et le duel eut lieu? demanda Mergy.
– Non, répondit George; on les raccommoda.
– Ce fut lui qui les raccommoda, dit Vaudreuil; il était alors l’amant de la Sainte-Foix.
– Fi donc! pas plus que toi, dit George d’un ton fort discret.
– La Turgis est comme Vaudreuil, dit Béville; elle fait un salmigondis [26]de la religion et des mœurs du temps: elle veut se battre en duel, ce qui est, je crois, un péché mortel, et elle entend deux messes par jour.
– Laisse-moi donc tranquille avec ma messe! s’écria Vaudreuil.
– Oui, elle va à la messe, reprit Rheincy, mais c’est pour s’y faire voir sans masque.
– C’est pour cela, je crois, que tant de femmes vont à la messe, observa Mergy, enchanté de trouver une occasion de railler la religion qu’il ne professait pas.
– Et au prêche, dit Béville. Quand le sermon est fini, on éteint les lumières, et alors il se passe de belles choses. Par la mort! cela me donne furieusement envie de me faire luthérien.
– Et vous croyez à ces contes absurdes? reprit Mergy d’un ton de mépris.
– Si je les crois! Le petit Ferrand, que nous connaissons tous, allait au prêche d’Orléans pour voir la femme d’un notaire, une femme superbe, ma foi! il me faisait venir l’eau à la bouche rien qu’en m’en parlant. Il ne pouvait la voir que là; heureusement qu’un de ses amis, huguenot, lui avait dit le mot de passe: il entrait au prêche, et, dans l’obscurité, je vous laisse à penser si notre camarade employait son temps.
– Cela est impossible, dit sèchement Mergy.
– Impossible! et pourquoi?
– Parce que jamais un protestant n’aurait la bassesse d’amener un papiste dans un prêche.
Cette réponse fut suivie de grands éclats de rire.
– Ah! ah! dit le baron de Vaudreuil, vous croyez que, parce qu’un homme est huguenot, il ne peut être ni voleur, ni traître, ni commissionnaire de galanteries?
– Il tombe de la lune! s’écria Rheincy.
– Moi, dit Béville, si j’avais à faire remettre un poulet [27]à une huguenote, je m’adresserais à son ministre.
– C’est, sans doute, répondit Mergy, que vous êtes habitué à donner de semblables commissions à vos prêtres?
– Nos prêtres… dit Vaudreuil rougissant de colère.
– Finissez ces ennuyeuses discussions, interrompit George, remarquant «l’offensante aigreur de chaque repartie»; laissons là les cafards de toutes les sectes. Je propose que le premier qui prononcera le mot de huguenot, de papiste, de protestant, de catholique, soit mis à l’amende.
– Approuvé! s’écria Béville; il sera tenu de nous régaler de bon vin de Cahors à l’hôtellerie où nous allons dîner.
Il y eut un moment de silence.
– Depuis la mort de ce pauvre Lannoy, tué devant Orléans, la Turgis n’a pas d’amant connu, dit George, qui ne voulait pas laisser ses amis sur des idées théologiques.
– Qui oserait affirmer qu’une femme de Paris n’a pas d’amant? s’écria Béville; ce qui est sûr, c’est que Comminges la serre de bien près.
– C’est pour cela que le petit Navarette a lâché prise, dit Vaudreuil; il a craint un si terrible rival.
– Comminges fait donc le jaloux? demanda le capitaine.
– Il est jaloux comme un tigre, répondit Béville, et il prétend tuer tous ceux qui oseront aimer la belle comtesse; de sorte que, pour ne pas rester sans amant, elle sera obligée de prendre Comminges.
– Quel est donc cet homme redoutable? demanda Mergy, qui éprouvait une vive curiosité, sans pouvoir s’en rendre compte, pour tout ce qui regardait de près ou de loin la comtesse de Turgis.
– C’est, lui répondit Rheincy, un de nos plus fameux raffinés; et comme vous venez de la province, je veux bien vous expliquer le beau langage. Un raffiné est un galant homme dans la perfection, un homme qui se bat quand le manteau d’un autre touche le sien, quand on crache à quatre pieds de lui, ou pour tout autre motif aussi légitime.
– Comminges, dit Vaudreuil, mena un jour un homme au Pré-aux-Clercs [28]; ils ôtent leurs pourpoints et tirent l’épée.
«- N’es-tu pas Berny d’Auvergne? demanda Comminges.
«- Point du tout, répond l’autre; je m’appelle Villequier, et je suis de Normandie.
«- Tant pis, repartit Comminges, je t’ai pris pour un autre; mais, puisque je t’ai appelé, il faut nous battre.
«Et il le tua bravement.
Chacun cita quelque trait de l’adresse ou de l’humeur querelleuse de Comminges. La matière était riche, et cette conversation les mena jusque hors de la ville, à l’auberge du More , située au milieu d’un jardin, près du lieu où l’on bâtissait le château des Tuileries, commencé en 1564. Plusieurs gentilshommes de la connaissance de George et de ses amis s’y rencontrèrent, et l’on se mit à table en nombreuse compagnie.
Mergy, qui était assis à côté du baron de Vaudreuil, observa qu’en se mettant à table il faisait le signe de la croix et récitait à voix basse et les yeux fermés cette singulière prière:
Laus Deo, pax vivis, salutem defunctis, et beata viscera virginis Mariœ quœ portaverunt Æterni Patris Filium!
– Savez-vous le latin, monsieur le baron? lui demanda Mergy.
– Vous avez entendu ma prière?
– Oui, mais je vous avoue que je ne l’ai pas comprise.
– À vous dire le vrai, je ne sais pas le latin et je ne sais pas trop ce que cette prière veut dire; mais je la tiens d’une de mes tantes qui s’en est toujours bien trouvée, et, depuis que je m’en sers, je n’en ai vu que de bons effets.
– J’imagine que c’est un latin catholique, et par conséquent nous autres huguenots nous ne pouvons le comprendre!
– À l’amende! à l’amende! s’écrièrent à la fois Béville et le capitaine George.
Mergy s’exécuta de bonne grâce, et l’on couvrit la table de nouvelles bouteilles qui ne tardèrent pas à mettre la compagnie en belle humeur.
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