– Faut que j’aie ta peau!… Faut que j’aie ta peau!…
Bien des fois, j’ai cru mourir…
Et puis elle se débaucha, pour gagner de quoi boire. La nuit, toutes les nuits, on entendit des coups sourds, frappés à la porte de notre maison… Un matelot entrait, emplissant la chambre d’une forte odeur de salure marine et de poisson… Il se couchait, restait une heure et repartait… Et un autre venait après, se couchait aussi, restait une heure encore et repartait… Il y eut des luttes, de grandes clameurs effrayantes dans le noir de ces abominables nuits, et, plusieurs fois, les gendarmes intervinrent…
Des années s’écoulèrent pareilles… On ne voulait de moi nulle part, ni de ma sœur, ni de mon frère… On s’écartait de nous dans les ruelles. Les honnêtes gens nous chassaient, à coups de pierre, des maisons où nous allions, tantôt marauder, tantôt mendier… Un jour, ma sœur Louise, qui faisait, elle aussi, une sale noce avec les matelots, s’enfuit… Et ce fut ensuite mon frère qui s’engagea mousse… Je restai seule avec ma mère…
À dix ans, je n’étais plus chaste. Initiée par le triste exemple de maman à ce que c’est que l’amour, pervertie par toutes les polissonneries auxquelles je me livrais avec les petits garçons, je m’étais développée physiquement très vite… Malgré les privations et les coups, mais sans cesse au grand air de la mer, libre et forte, j’avais tellement poussé, qu’à onze ans je connaissais les premières secousses de la puberté… Sous mon apparence de gamine, j’étais presque femme…
À douze ans, j’étais femme, tout à fait… et plus vierge… Violée? Non, pas absolument… Consentante? Oui, à peu près… du moins dans la mesure où le permettaient l’ingénuité de mon vice et la candeur de ma dépravation… Un dimanche, après la grand’messe, le contre-maître d’une sardinerie, un vieux, aussi velu, aussi mal odorant qu’un bouc, et dont le visage n’était qu’une broussaille sordide de barbe et de cheveux, m’entraîna sur la grève, du côté de Saint-Jean. Et là, dans une cachette de la falaise, dans un trou sombre du rocher où les mouettes venaient faire leur nid… où les matelots cachaient quelquefois les épaves trouvées en mer… là sur un lit de goémon fermenté, sans que je me sois refusée ni débattue… il me posséda… pour une orange!… Il s’appelait d’un drôle de nom: M. Cléophas Biscouille…
Et voilà une chose incompréhensible, dont je n’ai trouvé l’explication dans aucun roman. M. Biscouille était laid, brutal, repoussant… En outre, les quatre ou cinq fois qu’il m’attira dans le trou noir du rocher, je puis dire qu’il ne me donna aucun plaisir; au contraire. Alors, quand je repense à lui – et j’y pense souvent – comment se fait-il que ce ne soit jamais pour le détester et pour le maudire? À ce souvenir, que j’évoque avec complaisance, j’éprouve comme une grande reconnaissance… comme une grande tendresse et aussi, comme un regret véritable de me dire que, plus jamais, je ne reverrai ce dégoûtant personnage, tel qu’il était, sur le lit de goémon…
À ce propos, qu’on me permette d’apporter ici, si humble que je sois, ma contribution personnelle à la biographie des grands hommes…
M. Paul Bourget était l’intime ami et le guide spirituel de la comtesse Fardin, chez qui, l’année dernière, je servais comme femme de chambre. J’entendais dire toujours que lui seul connaissait, jusque dans le tréfonds, l’âme si compliquée des femmes… Et bien des fois, j’avais eu l’idée de lui écrire, afin de lui soumettre ce cas de psychologie passionnelle… Je n’avais pas osé… Ne vous étonnez pas trop de la gravité de telles préoccupations. Elles ne sont point coutumières aux domestiques, j’en conviens. Mais, dans les salons de la comtesse, on ne parlait jamais que de psychologie… C’est un fait reconnu que notre esprit se modèle sur celui de nos maîtres, et ce qui se dit au salon se dit également à l’office. Le malheur était que nous n’eussions pas à l’office un Paul Bourget, capable d’élucider et de résoudre les cas de féminisme que nous y discutions… Les explications de monsieur Jean lui-même ne me satisfaisaient pas…
Un jour, ma maîtresse m’envoya porter une lettre «urgente», à l’illustre maître. Ce fut lui qui me remit la réponse… Alors je m’enhardis à lui poser la question qui me tourmentait, en mettant, toutefois, sur le compte d’une amie, cette scabreuse et obscure histoire… M. Paul Bourget me demanda:
– Qu’est-ce que c’est que votre amie? Une femme du peuple?… Une pauvresse, sans doute?…
– Une femme de chambre, comme moi, illustre maître.
M. Bourget eut une grimace supérieure, une moue de dédain. Ah sapristi! il n’aime pas les pauvres.
– Je ne m’occupe pas de ces âmes-là, dit-il… Ce sont de trop petites âmes… Ce ne sont même pas des âmes… Elles ne sont pas du ressort de ma psychologie…
Je compris que, dans ce milieu, on ne commence à être une âme qu’à partir de cent mille francs de rentes…
Ce n’est pas comme M. Jules Lemaître, un familier de la maison, lui aussi, qui, sur la même interrogation, répondit, en me pinçant la taille, gentiment:
– Eh bien, charmante Célestine, votre amie est une bonne fille, voilà tout. Et si elle vous ressemble, je lui dirais bien deux mots, vous savez… hé!… hé!… hé!…
Lui, du moins, avec sa figure de petit faune bossu et farceur, il ne faisait pas de manières… et il était bon enfant… Quel dommage qu’il soit tombé dans les curés!…
Avec tout cela, je ne sais ce que je serais devenue dans cet enfer d’Audierne, si les Petites Sœurs de Pontcroix, me trouvant intelligente et gentille, ne m’avaient recueillie par pitié. Elles n’abusèrent pas de mon âge, de mon ignorance, de ma situation difficile et honnie pour se servir de moi, pour me séquestrer, à leur profit, comme il arrive souvent dans ces sortes de maisons, qui poussent l’exploitation humaine jusqu’au crime… C’étaient de pauvres petits êtres candides, timides, charitables, et qui n’étaient pas riches, et qui n’osaient même pas tendre la main aux passants, ni mendier dans les maisons… Il y avait, quelquefois, chez elles, bien de la misère, mais on s’arrangeait comme on pouvait… Et au milieu de toutes les difficultés de vivre, elles n’en continuaient pas moins d’être gaies et de chanter sans cesse, comme des pinsons… Leur ignorance de la vie avait quelque chose d’émouvant, et qui me tire les larmes, aujourd’hui, que je puis mieux comprendre leur bonté infinie, et si pure…
Elles m’apprirent à lire, à écrire, à coudre, à faire le ménage, et, quand je fus à peu près instruite de ces choses nécessaires, elles me placèrent, comme petite bonne, chez un colonel en retraite qui venait, tous les étés, avec sa femme et ses deux filles, dans une espèce de petit château délabré, près de Comfort… De braves gens, certes, mais si tristes, si tristes!… Et maniaques!… Jamais sur leur visage un sourire, ni une joie sur leurs vêtements, qui restaient obstinément noirs… Le colonel avait fait installer un tour sous les combles, et là, toute la journée, seul, il tournait des coquetiers de buis, ou bien, ces billes ovales, qu’on appelle des «œufs», et qui servent aux ménagères à ravauder leurs bas. Madame rédigeait placets sur placets, pétitions sur pétitions, afin d’obtenir un bureau de tabac. Et les deux filles, ne disant rien, ne faisant rien, l’une, avec un bec de canard, l’autre avec une face de lapin, jaunes et maigres, anguleuses et fanées, se desséchaient sur place, ainsi que deux plantes à qui tout manque, le sol, l’eau, le soleil… Ils m’ennuyèrent énormément… Au bout de huit mois, je les envoyai promener, par un coup de tête que j’ai regretté…
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