Christophe trouva des âmes, où brûlaient des tisons du feu séculaire. Sous la poussière des morts, ils s’étaient conservés. On eût pensé que ce feu se fût éteint, avec les yeux de Mazzini. Il revivait. Le même. Bien peu voulaient le voir. Il troublait la quiétude de ceux qui dormaient. C’était une lumière claire et brutale. Ceux qui la portaient, – de jeunes hommes (le plus âgé n’avait pas trente-cinq ans), de libres intellectuels, qui différaient entre eux, de tempérament, d’éducation, d’opinions et de foi – étaient unis dans le même culte pour cette flamme de la nouvelle vie. Les étiquettes de partis, les systèmes de pensée ne comptaient point pour eux: la grande affaire était de «penser avec courage». Être francs, et oser! Ils secouaient rudement le sommeil de leur race. Après la résurrection politique de l’Italie, réveillée de la mort à l’appel des héros, après sa toute récente résurrection économique, ils avaient entrepris d’arracher du tombeau la pensée italienne. Ils souffraient, comme d’une injure, de l’atonie paresseuse et peureuse de l’élite, de sa lâcheté d’esprit, de sa verbolâtrie. Leur voix retentissait dans le brouillard de rhétorique et de servitude morale, accumulé depuis des siècles sur l’âme de la patrie. Ils y soufflaient leur réalisme impitoyable et leur intransigeante loyauté. Ils avaient la passion de l’intelligence claire, que suit l’action énergique. Capables, à l’occasion, de sacrifier les préférences de leur raison personnelle au devoir de discipline que la vie nationale impose à l’individu, ils réservaient pourtant leur autel le plus haut et leurs plus pures ardeurs à la vérité. Ils l’aimaient, d’un cœur fougueux et pieux. Insulté par ses adversaires, diffamé, menacé, un chef de ces jeunes hommes [1]répondait, avec une calme grandeur:
« Respectez la vérité! Je vous parle à cœur ouvert, libre de toute rancune. J’oublie le mal que j’ai reçu de vous et celui que je puis vous avoir fait. Soyez vrais! Il n’est pas de conscience, il n’est pas de hauteur de vie, il n’est pas de capacité de sacrifice, il n’est pas de noblesse, là où n’existe pas un religieux, rigide et rigoureux respect de la vérité. Exercez-vous dans ce devoir difficile. La fausseté corrompt celui qui en use, avant de vaincre celui contre qui on en use. Que vous y gagniez le succès immédiat, qu’importe? Les racines de votre âme seront suspendues dans le vide, sur le sol rongé par le mensonge. Je ne vous parle plus en adversaire. Nous sommes sur un terrain supérieur à nos dissentiments, même si dans votre bouche votre passion se pare du nom de patrie. Il est quelque chose de plus grand que la patrie: c’est la conscience humaine. Il est des lois que vous ne devez pas violer, sous peine d’être de mauvais Italiens. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui cherche la vérité; vous devez entendre son cri. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui désire ardemment vous voir grands et purs, et travailler avec vous. Car, que vous le veuillez ou non, nous travaillons tous en commun avec tous ceux dans le monde qui travaillent avec vérité. Ce qui sortira de nous (et nous ne pouvons le prévoir) portera notre marque commune, si nous avons agi avec vérité. L’essence de l’homme est là: de sa merveilleuse faculté de chercher la vérité, de la voir, de l’aimer, et de s’y sacrifier. – Vérité, qui répands sur ceux qui te possèdent le souffle magique de ta puissante santé!…
La première fois que Christophe entendit ces paroles, elles lui semblèrent l’écho de sa propre voix; et il sentit que ces hommes et lui étaient frères. Les hasards de la lutte des peuples et des idées pouvaient les jeter, un jour, les uns contre les autres, dans la mêlée; mais amis ou ennemis, ils étaient, ils seraient toujours de la même famille humaine. Ils le savaient, comme lui. Ils le savaient avant lui. Il était connu d’eux, avant qu’il les connût. Car ils étaient déjà les amis d’Olivier. Christophe découvrit que les œuvres de son ami – (quelques volumes de vers, des essais de critique), – qui n’étaient à Paris lues que d’un petit nombre, avaient été traduites par ces Italiens et leur étaient familières.
Plus tard, il devait découvrir les distances infranchissables qui séparaient ces âmes de celle d’Olivier. Dans leur façon de juger les autres, ils restaient uniquement italiens, enracinés dans la pensée de leur race. De bonne foi, ils ne cherchaient dans les œuvres étrangères que ce que voulait y trouver leur instinct national; souvent, ils n’en prenaient que ce qu’ils y avaient mis d’eux-mêmes, à leur insu. Critiques médiocres et piètres psychologues, ils étaient trop entiers, pleins d’eux-mêmes et de leurs passions, même quand ils étaient épris de la vérité. L ’idéalisme italien ne sait pas s’oublier; il ne s’intéresse point aux rêves impersonnels du Nord; il ramène tout à soi, à ses désirs, à son orgueil de race, qu’il transfigure. Consciemment ou non, il travaille toujours pour la terza Roma . Il faut convenir que, pendant des siècles, il ne s’est pas donné grand mal pour la réaliser! Ces beaux Italiens, bien taillés pour l’action, n’agissent que par passion, et se lassent vite d’agir; mais, quand la passion souffle, elle les soulève plus haut que tous les autres peuples: on l’a vu par l’exemple de leur Risorgimento . – C’était un de ces grands vents qui commençait à passer sur la jeunesse italienne de tous les partis: nationalistes, socialistes, néocatholiques, libres idéalistes, tous Italiens irréductibles, tous, d’espoir et de vouloir, citoyens de la Rome impériale, reine de l’univers.
Tout d’abord, Christophe ne remarqua que leur généreuse ardeur et les communes antipathies qui l’unissaient à eux. Ils ne pouvaient manquer de s’entendre avec lui, dans le mépris de la société mondaine, à laquelle Christophe gardait rancune des préférences de Grazia. Ils haïssaient plus que lui cet esprit de prudence, cette apathie, ces compromis et ces arlequinades, ces choses dites à moitié, ces pensées amphibies, ce subtil balancement entre toutes les possibilités, sans se décider pour aucune. Robustes autodidactes, qui s’étaient faits de toutes pièces, et qui n’avaient pas eu les moyens ni le loisir de se donner le dernier coup de rabot, ils outraient volontiers leur rudesse naturelle et leur ton un peu âpre de contadini mal dégrossis. Ils voulaient être entendus. Ils voulaient être combattus. Tout, plutôt que l’indifférence! Ils eussent, pour réveiller les énergies de leur race, consenti joyeusement à en être les premières victimes.
En attendant, ils n’étaient pas aimés et ils ne faisaient rien pour l’être. Christophe eut peu de succès, quand il voulut parler à Grazia de ses nouveaux amis. Ils étaient déplaisants à cette nature éprise de mesure et de paix. Il fallait bien reconnaître avec elle qu’ils avaient une façon de soutenir les meilleures causes, qui donnait envie parfois de s’en déclarer l’ennemi. Ils étaient ironiques et agressifs, d’une dureté de critique qui touchait à l’insulte, même avec des gens qu’ils ne voulaient point blesser. Ils étaient trop sûrs d’eux-mêmes, trop pressés de généraliser, d’affirmer brutalement. Arrivés à l’action publique, avant d’être arrivés à la maturité de leur développement, ils passaient d’un engouement à l’autre, avec la même intolérance. Passionnément sincères, se donnant tout entiers, sans rien économiser, ils étaient consumés par leur excès d’intellectualisme, par leur labeur précoce et forcené. Il n’est pas sain pour de jeunes pensées au sortir de la gousse, de s’exposer au soleil cru. L’âme en reste brûlée. Rien ne se fait de fécond qu’avec le temps et le silence. Le temps et le silence leur avaient manqué. C’est le malheur de trop de talents italiens. L’action violente et hâtive est un alcool. L’intelligence qui y a goûté a peine ensuite à s’en déshabituer; et sa croissance normale risque d’en rester faussée pour toujours.
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