Vers la fin d’octobre, Georges Jeannin revint frapper à la porte. Il s’excusa tranquillement, sans la moindre confusion, de son manque de parole.
– Je n’ai pas pu venir, dit-il; et ensuite, nous sommes partis, nous avons été en Bretagne.
– Tu aurais pu m’écrire, dit Christophe.
– Oui, c’était ce que je voulais faire. Mais je n’avais jamais le temps… Et puis, dit-il en riant, j’ai oublié, j’oublie tout.
– Depuis quand es-tu revenu?
– Depuis le commencement d’octobre.
– Et tu as mis trois semaines pour te décider à venir?… Écoute, dis-moi franchement: c’est ta mère qui t’empêche?… Elle n’aime pas que tu me voies?
– Mais non! tout au contraire. C’est elle qui m’a dit aujourd’hui de venir.
– Comment cela?
– La dernière fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai tout raconté, en rentrant. Elle m’a dit que j’avais bien fait; elle s’est informée de vous, elle m’a fait beaucoup de questions. Quand nous sommes rentrés de Bretagne, il y a trois semaines, elle m’a engagé à retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l’a rappelé de nouveau. Et ce matin, quand elle a su que je n’étais pas encore venu, elle a été fâchée, elle a voulu que je vinsse tout de suite après déjeuner, sans plus attendre.
– Et tu n’as pas honte de me raconter cela? Il faut qu’on te force à venir chez moi?
– Non, non, ne croyez pas!… Oh! je vous ai fâché! Pardon… C’est vrai, je suis étourdi… Grondez-moi, mais ne m’en veuillez pas. Je vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne m’a pas forcé. Moi, d’abord, on ne me force jamais à faire que ce que je veux faire.
– Garnement! dit Christophe, en riant malgré lui. Et tes projets musicaux, qu’est-ce que tu en as fait?
– Oh! j’y pense toujours.
– Cela ne t’avance pas beaucoup.
– Je veux m’y mettre, à présent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas, j’avais tant, tant à faire! Mais maintenant, vous allez voir comme je vais travailler, si vous voulez encore de moi…
(Il avait des yeux câlins.)
– Tu es un farceur, dit Christophe.
– Vous ne me prenez pas au sérieux?
– Ma foi, non.
– C’est dégoûtant! Personne ne me prend au sérieux. Je suis découragé.
– Je te prendrai au sérieux quand je t’aurai vu au travail.
– Tout de suite, alors!
– Je n’ai pas le temps. Demain.
– Non, c’est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous me méprisiez, tout un jour.
– Tu m’ennuies.
– Je vous en prie!…
Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui parla de musique. Il lui posa des questions; il lui faisait résoudre de petits problèmes d’harmonie. Georges ne savait pas grand’chose; mais son instinct musical suppléait à beaucoup d’ignorance; sans connaître leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait; et ses erreurs mêmes témoignaient, dans leur gaucherie, d’une curiosité de goût et d’une sensibilité singulièrement aiguisée. Il n’acceptait pas sans discussion les remarques de Christophe; et les intelligentes questions qu’il posait, à son tour, montraient un esprit sincère qui n’acceptait pas l’art comme un formulaire de dévotion qu’on récite des lèvres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte. – Ils ne s’entretinrent pas seulement de musique. À propos d’harmonies, Georges évoquait des tableaux, des paysages, des âmes. Il était difficile à tenir en bride; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin; et Christophe n’en avait pas toujours le courage. Il s’amusait à écouter le joyeux bavardage de ce petit être, plein d’esprit et de vie. Quelle différence de nature avec Olivier!… Chez l’un, la vie était une rivière intérieure qui coulait silencieuse; chez l’autre, elle était tout en dehors: un ruisseau capricieux qui se dépensait à des jeux, au soleil. Et pourtant, la même belle eau pure, comme leurs yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines antipathies instinctives, des goûts et des dégoûts, qu’il connaissait bien, et cette intransigeance naïve, cette générosité de cœur qui se donne tout entier à ce qu’on aime… Seulement, Georges aimait tant de choses qu’il n’avait pas le loisir d’aimer longtemps la même.
Il revint, le lendemain et les jours qui suivirent. Il s’était pris d’une belle passion juvénile pour Christophe; et il s’appliquait à ses leçons avec enthousiasme… – Et puis, l’enthousiasme faiblit, les visites s’espacèrent. Il vint moins souvent. Et puis, il ne vint plus. Il disparut de nouveau, pour des semaines.
Il était léger, oublieux, naïvement égoïste et sincèrement affectueux; il avait bon cœur et une vive intelligence, qu’il dépensait en menue monnaie, au jour le jour. On lui pardonnait tout, parce qu’on avait plaisir à le voir: il était heureux…
Christophe se refusait à le juger. Il ne se plaignait pas. Il avait écrit à Jacqueline, pour la remercier de ce qu’elle lui avait envoyé son fils. Jacqueline répondit une courte lettre, d’une émotion contenue; elle exprimait le vœu que Christophe s’intéressât à Georges, le dirigeât dans la vie. Elle ne faisait aucune allusion à la possibilité de rencontrer Christophe. Par pudeur de souvenir et par fierté, elle ne pouvait se résoudre à le revoir. Et Christophe ne se crut point permis de venir, sans qu’elle l’y invitât. – Ainsi, ils restèrent séparés l’un de l’autre, s’apercevant de loin parfois à un concert, et reliés seulement par les rares visites du jeune garçon.
*
L’hiver passa. Grazia n’écrivait plus que rarement. Elle gardait à Christophe sa fidèle amitié. Mais, en vraie Italienne, fort peu sentimentale, et attachée au réel, elle avait besoin de voir les gens, sinon pour penser à eux, du moins pour avoir plaisir à causer avec eux. Il lui fallait, pour entretenir la mémoire de son cœur, rafraîchir de temps en temps la mémoire de ses yeux. Ses lettres se faisaient donc brèves et lointaines. Elle restait sûre de Christophe, comme Christophe l’était d’elle. Mais cette sécurité répandait plus de lumière que de chaleur.
Christophe ne souffrait pas trop de ses nouveaux mécomptes. Son activité musicale suffisait à le remplir. Arrivé à un certain âge, un vigoureux artiste vit dans son art bien plus que dans sa vie; la vie est devenue le rêve, l’art la réalité. Au contact de Paris, sa puissance créatrice s’était réveillée. Nul stimulant plus énergique, au monde, que le spectacle de cette ville de travail. Les plus flegmatiques sont touchés par sa fièvre. Christophe, reposé par des années de saine solitude, apportait une somme énorme de forces à dépenser. Enrichi des conquêtes nouvelles que ne cessait de faire, dans le champ de la technique musicale, l’intrépide curiosité de l’esprit français, il se lançait à son tour à la découverte; plus violent et plus barbare, il allait plus loin qu’eux tous. Mais rien, dans ses hardiesses nouvelles, n’était plus abandonné au hasard de l’instinct. Un besoin de clarté s’était emparé de Christophe. Tout le long de sa vie, son génie avait obéi à un rythme de courants alternants; sa loi était de passer tour à tour d’un pôle à l’autre opposé et de remplir l’entre-deux. Après s’être avidement livré, dans la période précédente, « aux yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l’ordre », au point de déchirer le voile, pour mieux les voir, il cherchait à s’arracher à leur fascination, à jeter de nouveau sur la face du sphinx le rets magique de l’esprit dominateur. Le souffle impérial de Rome avait passé sur lui. Comme l’art parisien d’alors, dont il subissait un peu la contagion, il aspirait à l’ordre. Mais non pas, – à la façon de ces réactionnaires fatigués, qui dépensent leurs restes d’énergie à défendre leur sommeil, – non pas à «l’ordre dans Varsovie»! Ces bonnes gens qui en reviennent à Saint-Saëns et à Brahms, – aux Brahms de tous les arts, aux forts en thème, aux fades néoclassiques, par besoin d’apaisement! Dirait-on pas qu’ils sont exténués de passion! Vous êtes bientôt fourbus, mes amis… Non, ce n’est pas de votre ordre que je parle. Le mien n’est pas de la même famille. C’est l’ordre dans l’harmonie des libres passions et de la volonté… Christophe s’étudiait à maintenir dans son art le juste équilibre des puissances de la vie. Ces accords nouveaux, ces démons musicaux qu’il avait fait surgir de l’abîme sonore, il les employait à bâtir de claires symphonies, de vastes architectures ensoleillées, comme les basiliques à coupoles italiennes.
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