– Qui t’empêche de commencer par là?
– Ah! c’est que je veux qu’elle ne doute pas que tu l’abandonnes. Cela pourra la décider en ma faveur. Et pour preuve de cet abandon, je veux que tu sois mon garçon d’honneur, et que tu ailles lui faire ma demande en mariage.
– Tu es fou!
– Je ne suis pas fou du tout; je suis très-sensé. Je la connais depuis sept ans; je l’ai toujours vue aimable, douce, gaie, et fidèle à son devoir et à toi. C’est une femme comme celle-là qu’il me faut. Je me moque du passé. Ne suis-je pas moi-même un enfant trouvé? et si mon cœur est content, ai-je besoin de prendre l’avis du voisin?
– Mais enfin, dit Bernard qui doutait toujours, tu la prends quoiqu’elle ait été ma maîtresse; ne pourrais-tu pas la prendre aussi quoiqu’elle eût appartenu à Matthieu comme à moi?
– Et tu crois cela, imbécile? Matthieu s’est vanté, comme un fanfaron qu’il est, et jamais il n’a baisé le bas de sa robe. D’ailleurs, si tu ne l’aimes plus, que t’importe Matthieu et tout l’univers?
– Mais tu voulais me la faire épouser, tout à l’heure.
– Moi? jamais je ne t’en ai parlé. Je pense que c’est ton devoir parce qu’elle t’aime, et parce qu’elle a une fille de toi; mais je crois aussi que tu la rendras très-malheureuse, car tu es orgueilleux, égoïste, tu crois que le soleil et la lune tournent autour de toi, et tu tournes toi-même à tout vent comme une girouette. Le premier venu te fait voir des étoiles en plein midi. Quand tu es venu ici, l’on t’a fait croire tout ce qu’on a voulu; tu as tout avalé parce que tu es sans réflexion, et tu as rejeté cette pauvre Rose parce que tu es plein de vanité; et si vous vous mariez et qu’une méchante langue te parle encore d’elle, tu es si fou que tu croiras tout, tu te mettras en colère, tu la battras ou la tueras, et, dans tous les cas, tu la rendras éternellement malheureuse. Moi, au contraire, je l’aimerai toute ma vie, et elle m’aimera aussi, je le sais, non pas d’amour, car on n’aime pas deux fois, mais de bonne et tendre amitié; et je serai son mari, je saurai toutes ses pensées, et je l’aimerai et l’honorerai éternellement, et je la protégerai contre tous, et j’ôterai pour elle les cailloux du chemin où elle s’est blessée si souvent, la pauvre fille! Et s’il faut…
– Écoute, interrompit Bernard, tu es un honnête homme, je le sais, et tu ne voudrais pas me tromper. Jure qu’elle ne t’a jamais aimé.
– Je le jure.
– Et jure aussi qu’elle n’a jamais aimé Matthieu.
– Je jure que je le crois, dit Jean-Paul: mais si tu veux savoir la vérité, interroge-le lui-même. J’irai volontiers chez lui avec toi, et je serai votre témoin.
– Eh bien! allons, dit Bernard… Ah! si tu avais dit la vérité, quels remords pour moi!»
Matthieu était chez lui et fronça le sourcil en les voyant entrer. Il se douta bien à leur mine que Jean-Paul et Bernard venaient chercher une explication sérieuse.
«Que me voulez-vous? demanda-t-il.
– Te parler en particulier, dit Bernard. Fais sortir tes enfants.
– Sortons nous-mêmes», dit Matthieu.
Et comme s’il eût craint quelque attaque, il prit dans un coin un fort bâton de houx. À cette vue Bernard, qui comprit sa pensée, en prit une autre de force et de longueur égales; Jean-Paul resta seul sans armes.
«Viens sur la route, un peu loin des maisons, dit Bernard. Il ne faut pas que personne, excepté Jean-Paul que voilà, entende la question que je vais te faire, ni ta réponse.
Matthieu y consentit, et ils marchèrent en silence jusqu’auprès d’un petit bois qui n’était pas fort éloigné.
«C’est là, dit Bernard. Arrêtons-nous. On dit Matthieu, que tu t’es vanté d’avoir eu les bonnes grâces de Rose-d’Amour?
– Je ne m’en suis pas vanté, répondit Matthieu.
– Eh bien! on l’a dit, et tu n’as pas dit le contraire.
– Ce n’est pas à moi à faire taire les langues.
– Voyons, dit Bernard, qui commençait à s’échauffer, as-tu été aimé d’elle, oui ou non?
– De quel droit fais-tu cette question? demanda Matthieu avec un grand sang-froid.
– Je devais l’épouser, et j’ai d’elle une fille. J’ai le droit de savoir si celle que je veux épouser est digne de moi.
– Et quelle preuve as-tu que je vais dire la vérité? Va, laisse parler les femmes. Épouse Rose, si cela te fait plaisir, et ne l’épouse pas si cela t’ennuie; mais ne va pas t’inquiéter et te tourmenter la cervelle pour savoir ce qu’elle a fait en ton absence.
– Ainsi, tu refuses de répondre?
– Je refuse.
– Défends-toi, car je vais te briser le crâne.
– Fou! dit l’autre, qu’est-ce que cela prouvera? Mais si tu veux, je suis prêt. En garde!»
Ils se battirent à coups de bâton pendant un bon quart d’heure, éclairés seulement par la lune. Jean-Paul était témoin. Enfin, Matthieu reçut un dernier coup sur la tête, si violent qu’il en demeura tout étourdi. Il s’assit dans le fossé qui bordait la route, et se lava la figure, qui était couverte de sang. De son côté, Bernard se lavait aussi les mains dans l’eau du fossé.
«Maintenant, dit Matthieu, la bataille est finie, du moins pour ce soir, car je ne puis plus me soutenir, et il faudra me ramener chez moi. Je vais répondre franchement à ta question. Oui, j’ai voulu plaire à Rose-d’Amour; oui je suis allé chez elle un soir sans sa permission…
– Ah! misérable, s’écria Bernard, tu l’avoues donc?
– Pour moi, oui; mais pour elle non. Elle courut dans la rue en me voyant, et, comme je crus qu’elle allait appeler les voisins, je me mis à courir à travers les jardins. C’est ce jour-là qu’on me vit et qu’on fit toutes les histoires que ta mère t’a racontées.
– Et pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt? dit Bernard.
– Pour te donner confiance. Si j’avais parlé avant de me battre, tu aurais cru que je niais pour éviter la bataille. D’ailleurs, entre nous, j’étais un peu jaloux de toi, et j’espérais bien te frotter les épaules. Le bon Dieu a voulu que les miennes fussent frottées et non les tiennes.»
Quand Bernard entendit ces paroles, il fut saisi d’une telle joie, qu’il voulut courir sur-le-champ vers la ville pour se réconcilier avec moi; mais Jean-Paul le rappela.
«Eh! dit-il, donne-moi donc un coup de main pour transporter Matthieu, qui va passer la nuit dans ce fossé si tu ne m’aides.
– Qu’il y crève, s’il veut! dit Bernard; il l’a bien mérité!»
Cependant il vint au secours de son camarade et amena Matthieu, qui était d’ailleurs plus meurtri de coups que grièvement blessé.
Dès qu’il fut dans son lit, Bernard le quitta pour venir se réconcilier avec moi. Bernard courait si vite que l’autre avait peine à le suivre. Il était dix heures du soir, et tout le quartier dormait déjà. Ils virent ma lampe allumée, à travers les vitres, et frappèrent.
Le charbon était à peine allumé depuis une demi-heure, et déjà la fumée se répandait dans l’appartement. Je me sentais défaillir et ne répondis pas à l’appel qu’on me faisait du dehors.
«Rose-d’Amour! c’est moi! c’est moi!» criait Bernard.
Je reconnus cette voix et je crus rêver ou entrer déjà dans la mort. Cependant les cris continuaient, et comme je ne répondais pas, Bernard frappa si violemment la fenêtre qu’elle s’ouvrit, à demi brisée, et il entra en sautant dans la chambre avec Jean-Paul. L’air frais entra avec eux et commença à me ranimer.
«À la malheureuse! dit Jean-Paul, elle a voulu s’asphyxier.»
Et il ouvrit la porte aussitôt.
À ces mots Bernard s’élança vers mon lit, et m’embrassa sans que j’eusse le temps de me reconnaître.
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