– Que les anciens donnent d'abord leur conseil! criait-on dans la foule.
– Que le kochévoï donne son conseil! disaient les autres.
Et le kochévoï , ôtant son bonnet, non plus comme chef des Cosaques, mais comme leur camarade, les remercia de l'honneur qu'ils lui faisaient et leur dit:
– Il y en a beaucoup parmi nous qui sont plus anciens que moi et plus sages dans les conseils; mais puisque vous m'avez choisi pour parler le premier, voici mon opinion: Camarades, sans perdre de temps, mettons-nous à la poursuite du Tatar, car vous savez vous-mêmes quel homme c'est, le Tatar. Il n'attendra pas votre arrivée avec les biens qu'il a enlevés; mais il les dissipera sur-le-champ, si bien qu'on n'en trouvera plus la trace. Voici donc mon conseil: en route! Nous nous sommes assez promenés par ici; les Polonais savent ce que sont les Cosaques. Nous avons vengé la religion autant que nous avons pu; quant au butin, il ne faut pas attendre grand'chose d'une ville affamée. Ainsi donc mon conseil est de partir.
– Partons!
Ce mot retentit dans les kouréni des Zaporogues.
Mais il ne fut pas du goût de Tarass Boulba, qui abaissa, en les fronçant, ses sourcils mêlés de blanc et de noir, semblables aux buissons qui croissent sur le flanc nu d'une montagne, et dont les cimes ont blanchi sous le givre hérissé du nord.
– Non, ton conseil ne vaut rien, kochévoï , dit-il; tu ne parles pas comme il faut, Il paraît que tu as oublié que ceux des nôtres qu'ont pris les Polonais demeurent prisonniers. Tu veux donc que nous ne respections pas la première des saintes lois de la fraternité, que nous abandonnions nos compagnons, pour qu'on les écorche vivants, ou bien pour que, après avoir écartelé leurs corps de Cosaques, on en promène les morceaux par les villes et les campagnes, comme ils ont déjà fait du hetman et des meilleurs chevaliers de l'Ukraine. Et sans cela, n'ont-ils pas assez insulté à tout ce qu'il y a de saint. Que sommes-nous donc? je vous le demande à tous. Quel Cosaque est celui qui abandonne son compagnon dans le danger, qui le laisse comme un chien périr sur la terre étrangère? Si la chose en est venue au point que personne ne révère plus l'honneur cosaque, et si l'on permet qu'on lui crache sur sa moustache grise, ou qu'on l'insulte par d'outrageantes paroles, ce n'est pas moi du moins qu'on insultera. Je reste seul.
Tous les Zaporogues qui l'entendirent furent ébranlés.
– Mais as-tu donc oublié, brave polkovnik , dit alors le kochévoï , que nous avons aussi des compagnons dans les mains des Tatars, et que si nous ne les délivrons pas maintenant, leur vie sera vendue aux païens pour un esclavage éternel, pire que la plus cruelle des morts? As-tu donc oublié qu'ils emportent tout notre trésor, acquis au prix du sang chrétien?
Tous les Cosaques restèrent pensifs, ne sachant que dire. Aucun d'eux ne voulait mériter une mauvaise renommée. Alors s'avança hors des rangs le plus ancien par les années de l'armée zaporogue, Kassian Bovdug. Il était vénéré de tous les Cosaques. Deux fois on l'avait élu kochévoï , et à la guerre aussi c'était un bon Cosaque. Mais il avait vieilli. Depuis longtemps il n'allait plus en campagne, et s'abstenait de donner des conseils. Seulement il aimait, le vieux, à rester couché sur le flanc, près des groupes de Cosaques, écoutant les récits des aventures d'autrefois et des campagnes de ses jeunes compagnons. Jamais il ne se mêlait à leurs discours, mais il les écoutait en silence, écrasant du pouce la cendre de sa courte pipe, qu'il n'ôtait jamais de ses lèvres, et il restait longtemps couché, fermant à demi les paupières, et les Cosaques ne savaient s'il était endormi ou s'il les écoutait encore. Pendant toutes les campagnes, il gardait la maison; mais cette fois pourtant le vieux s'était laissé prendre; et, faisant le geste de décision propre aux Cosaques, il avait dit:
– À la grâce de Dieu! je vais avec vous. Peut-être serai-je utile en quelque chose à la chevalerie cosaque.
Tous les Cosaques se turent quand il parut devant l'assemblée, car depuis longtemps ils n'avaient entendu un mot de sa bouche. Chacun voulait savoir ce qu'allait dire Bovdug.
– Mon tour est venu de dire un mot, seigneurs frères, commença-t-il; enfants, écoutez donc le vieux. Le kochévoï a bien parlé, et comme chef de l'armée cosaque, obligé d'en prendre soin et de conserver le trésor de l'armée, il ne pouvait rien dire de plus sage. Voilà! que ceci soit mon premier discours; et maintenant, écoutez ce que dira mon second. Et voilà ce que dira mon second discours: C'est une grande vérité qu'a dite aussi le polkovnik Tarass; que Dieu lui donne longue vie et qu'il y ait beaucoup de pareils polkovniks dans l'Ukraine! Le premier devoir et le premier honneur du Cosaque, c'est d'observer la fraternité. Depuis le long temps que je vis dans le monde, je n'ai pas ouï dire, seigneurs frères, qu'un Cosaque eût jamais abandonné ou vendu de quelque manière son compagnon; et ceux-ci, et les autres sont nos compagnons. Qu'il y en ait plus, qu'il y en ait moins, tous sont nos frères. Voici donc mon discours: Que ceux à qui sont chers les Cosaques faits prisonniers par les Tatars, aillent poursuivre les Tatars; et que ceux à qui sont chers les Cosaques faits prisonniers par les Polonais, et qui ne veulent pas abandonner la bonne cause, restent ici. Le kochévoï , suivant son devoir, mènera la moitié de nous à la poursuite des Tatars, et l'autre moitié se choisira un ataman de circonstance, et d'être ataman de circonstance, si vous en croyez une tête blanche, cela ne va mieux à personne qu'à Tarass Boulba. Il n'y en a pas un seul parmi nous qui lui soit égal en vertu guerrière.
Ainsi dit Bovdug, et il se tut; et tous les Cosaques se réjouirent de ce que le vieux les avait ainsi mis dans la bonne voie. Tous jetèrent leurs bonnets en l'air, en criant:
– Merci, père! il s'est tu, il s'est tu longtemps; et voilà qu'enfin il a parlé. Ce n'est pas en vain qu'au moment de se mettre en campagne il disait qu'il serait utile à la chevalerie cosaque. Il l'a fait comme il l'avait dit.
– Eh bien? consentez-vous à cela? demanda le kochévoï .
– Nous consentons tous! crièrent les Cosaques.
– Ainsi l'assemblée est finie?
– L'assemblée est finie! crièrent les Cosaques.
– Écoutez donc maintenant l'ordre militaire, enfants, dit le kochévoï .
Il s'avança, mit son bonnet, et tous les Zaporogues, ôtant leur bonnet, demeurèrent tête nue, les yeux baissés vers la terre, comme cela se faisait toujours parmi les Cosaques lorsqu'un ancien se préparait à parler.
– Maintenant, seigneurs frères, divisez-vous. Que celui qui veut partir, passe du côté droit; que celui qui veut rester, passe du côté gauche. Où ira la majeure partie d'un kourèn , tout le reste suivra; mais si la moindre partie persiste, qu'elle s'incorpore à d'autres kouréni .
Et ils commencèrent à passer, l'un à droite, l'autre à gauche. Quand la majeure partie d'un kourèn passait d'un côté, l' ataman du kourèn passait aussi; quand c'était la moindre partie, elle s'incorporait aux autres kouréni . Et souvent il s'en fallut peu que les deux moitiés ne fussent égales. Parmi ceux qui voulurent demeurer, se trouva presque tout le kourèn de Nésamaïko, une grande moitié du kourèn de Popovitcheff, tout le kourèn d'Oumane, tout le kourèn de Kaneff , une grande moitié du kourèn de Steblikoff, une grande moitié du kourèn de Fimocheff. Tout le reste préféra aller à la poursuite des Tatars. Des deux côtés il y avait beaucoup de bons et braves Cosaques. Parmi ceux qui s'étaient décidés à se mettre à la poursuite des Tatars, il y avait Tchérévety, le vieux Cosaque Pokotipolé, et Lémich, et Procopovitch, et Choma. Démid Popovitch était passé avec eux, car c'était un Cosaque du caractère le plus turbulent; il ne pouvait rester longtemps à une même place; ayant essayé ses forces contre les Polonais, il eut envie de les essayer contre les Tatars. Les atamans des kouréni étaient Nostugan, Pokrychka, Nevymsky; et bien d'autres fameux et braves Cosaques encore avaient eu envie d'essayer leur sabre et leurs bras puissants dans une lutte avec les Tatars. Il n'y avait pas moins de braves et de bien braves Cosaques parmi ceux qui voulurent rester, tels que les atamans Demytrovitch, Koukoubenko, Vertichvits, Balan, Boulbenko, Ostap. Après eux, il y avait encore beaucoup d'autres illustres et puissants Cosaques: Vovtousenko, Tchénitchenko, Stepan Couska, Ochrim Gouska, Mikola Gousty, Zadorojny, Métélitza, Ivan Zakroutygouba, Mosy Chilo, Degtarenko, Sydorenko, Pisarenko, puis un second Pisarenko, puis encore un Pisarenko, et encore une foule d'autres bons Cosaques. Tous avaient beaucoup marché à pied, beaucoup monté à cheval; ils avaient vu les rivages de l'Anatolie, les steppes salées de la Crimée, toutes les rivières, grandes et petites, qui se versent dans le Dniepr, toutes les anses et toutes les îles de ce fleuve. Ils avaient foulé la terre moldave, illyrienne et turque; ils avaient sillonné toute la mer Noire sur leurs bateaux cosaques à deux gouvernails; ils avaient attaqué, avec cinquante bateaux de front, les plus riches et les plus puissants vaisseaux; ils avaient coulé à fond bon nombre de galères turques, et enfin brûlé beaucoup de poudre en leur vie. Plus d'une fois ils avaient déchiré, pour s'en faire des bas, de précieuses étoffes de Damas; plus d'une fois ils avaient rempli de sequins en or pur les larges poches de leurs pantalons. Quant aux richesses que chacun d'eux avait dissipées à boire et à se divertir, et qui auraient pu suffire à la vie d'un autre homme, il n'eût pas été possible d'en dresser le compte. Ils avaient tout dissipé à la cosaque, fêtant le monde entier, et louant des musiciens pour faire danser tout l'univers. Même alors il y en avait bien peu qui n'eussent quelque trésor, coupes et vases d'argent, agrafes et bijoux, enfouis sous les joncs des îles du Dniepr, pour que le Tatar ne pût les trouver, si, par malheur, il réussissait à tomber sur la setch . Mais il eût été difficile au Tatar de dénicher le trésor, car le maître du trésor lui-même commençait à oublier en quel endroit il l'avait caché. Tels étaient les Cosaques qui avaient voulu demeurer pour venger sur les Polonais leurs fidèles compagnons et la religion du Christ. Le vieux Cosaque Bovdug avait aussi préféré rester avec eux en disant:
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