«Et Bouchereau?» observa le neveu, qui ne pouvait manquer son ministère deux jours de suite. Il fut convenu qu’on déjeunerait aux Champs-élysées et que les deux hommes iraient après à la consultation.
Ce n’était pas ce que le Fénat avait rêvé, l’arrivée à Saint Cloud en grande remise, du champagne plein la voiture; mais le repas fut charmant tout de même sur la terrasse du restaurant ombragée d’acacias et de vernis du Japon, que traversaient les flonflons d’une répétition de jour au voisin café-concert. Césaire, très bavard, très galant, mit toutes ses grâces à l’air pour éblouir la Parisienne. Il «attrapait» les garçons, complimentait le chef de sa sauce meunière; et Fanny riait d’un élan bête et forcé, d’une niaiserie de cabinet particulier, qui fit de la peine à Gaussin, ainsi que l’intimité s’établissant entre l’oncle et la nièce par-dessus sa tête.
On eût dit des amis de vingt ans. Le Fénat, devenu sentimental avec les vins de dessert, parlait de Castelet, de Divonne et aussi de son petit Jean; il était heureux de le savoir avec elle, une femme sérieuse qui l’empêcherait de faire des sottises. Et sur le caractère un peu ombrageux du jeune homme, la façon de le prendre, il lui donnait des conseils comme à une jeune mariée en lui tapotant les bras, la langue épaisse, l’œil éteint et mouillé.
Il se dégrisa chez Bouchereau. Deux heures d’attente au premier étage de la place Vendôme, dans ses grands salons, hauts et froids, encombrés d’une foule silencieuse et angoissée; l’enfer de la douleur dont ils traversèrent successivement tous les cercles, passant de pièce en pièce jusqu’au cabinet de l’illustre savant.
Bouchereau, avec sa mémoire prodigieuse, se souvint très bien de Mme Gaussin, étant venu en consultation à Castelet dix ans auparavant au commencement de la maladie; il s’en fit raconter les différentes phases, relut les ordonnances anciennes et, tout de suite, rassura les deux hommes sur les accidents cérébraux qui venaient de se produire et qu’il attribuait à l’emploi de certains médicaments. Pendant qu’immobile, ses gros sourcils baissés sur ses petits yeux aigus et fouilleurs, il écrivait une longue lettre à son confrère d’Avignon, l’oncle et le neveu écoutaient, retenant leur souffle, le grincement de cette plume qui couvrait pour eux, à elle seule, toute la rumeur du Paris luxueux; et subitement leur apparaissait la puissance du médecin dans les temps modernes, dernier prêtre, croyance suprême, invincible superstition…
Césaire sortit de là, sérieux et refroidi:
– Je rentre à l’hôtel boucler ma malle, l’air de Paris est mauvais pour moi, vois-tu, petit… si j’y restais, je ferais des bêtises. Je prendrai ce soir le train de sept heures, excuse-moi près de ma nièce, hé?
Jean se garda bien de le retenir, effrayé de son enfantillage, de sa légèreté; et le lendemain, en s’éveillant, il se félicitait de le savoir rentré, sous clé, près de Divonne, quand on le vit apparaître, la figure à l’envers, le linge en désordre:
– Bon Dieu! mon oncle, que vous arrive-t-il?
Effondré dans un fauteuil, sans voix et sans gestes d’abord, mais s’animant à mesure, l’oncle avoua une rencontre du temps de Courbebaisse, le dîner trop copieux, les huit mille francs perdus la nuit dans un tripot… Plus un sou, rien!… Comment rentrer là-bas, raconter ça à Divonne! Et l’achat de la Piboulette… Tout à coup pris d’une sorte de délire, il se mettait les mains sur les yeux, les pouces bouchant les oreilles, et hurlant, sanglotant, déchaîné, le Méridional s’invectivait, étalait son remords dans une confession générale de toute sa vie. Il était la honte et le malheur des siens; des types tels que lui dans les familles on aurait le droit de les abattre comme des loups. Sans la générosité de son frère où serait-il?… Au bagne avec les voleurs et les faussaires.
– Mon oncle, mon oncle!… disait Gaussin très malheureux, essayant de l’arrêter.
Mais l’autre, volontairement aveugle et sourd, se délectait à ce témoignage public de son crime, raconté dans les moindres détails, tandis que Fanny le regardait avec une pitié mêlée d’admiration. Un passionné au moins celui-là, un brûle-tout comme elle les aimait; et, remuée dans ses entrailles de bonne fille, elle cherchait un moyen de lui venir en aide. Mais lequel? Elle ne voyait plus personne depuis un an, Jean n’avait aucune relation… Subitement un nom lui vint à l’esprit: Déchelette!… Il devait être à Paris en ce moment, et c’était un si bon garçon.
– Mais je le connais à peine… dit Jean.
– J’irai, moi…
– Comment! tu veux?
– Pourquoi pas?
Leurs regards se croisèrent et se comprirent. Déchelette aussi avait été son amant, l’amant d’une nuit qu’elle se rappelait à peine. Mais lui n’en oubliait pas un; ils étaient tous en rang dans sa tête, comme les saints d’un calendrier.
– Si cela t’ennuie… fit-elle un peu gênée.
Alors Césaire, qui, pendant ce court débat s’était interrompu de crier, très anxieux, tourna vers eux un tel regard de supplication désespérée, que Jean se résigna, consentit entre les dents…
Qu’elle leur parut longue cette heure, à tous deux, déchirés par des pensées qu’ils ne s’avouaient pas, appuyés au balcon, guettant la rentrée de la femme.
– C’est donc bien loin, ce Déchelette?…
– Mais non, rue de Rome… à deux pas, répondait Jean furieux, et trouvant, lui aussi, que Fanny était bien longue à revenir.
Il essayait de se tranquilliser avec la devise amoureuse de l’ingénieur «pas de lendemain», et la façon méprisante dont il l’avait entendu parler de Sapho, comme d’une ancienne de la vie galante; mais sa fierté d’amant se révoltait, et il aurait presque souhaité que Déchelette la trouvât encore belle et désirable. Ah! ce vieux toqué de Césaire avait bien besoin de rouvrir ainsi toutes les plaies.
Enfin le mantelet de Fanny tourna l’angle de la rue. Elle, rentrait, rayonnante:
– C’est fait… j’ai l’argent.
Les huit mille francs étalés devant lui, l’oncle pleurait de joie, voulait faire un reçu, fixer les intérêts, la date du remboursement.
– Inutile, mon oncle… Je n’ai pas prononcé votre nom… C’est à moi qu’on a prêté cet argent, c’est à moi que vous le devez, et aussi longtemps qu’il vous plaira.
– Des services pareils, mon enfant, répondait Césaire transporté de reconnaissance, on les paye avec de l’amitié qui ne finit plus…
Et dans la gare, où Gaussin l’accompagnait pour être assuré cette fois de son départ, il répétait les larmes aux yeux:
– Quelle femme, quel trésor!… Il faut la rendre heureuse, vois-tu…
Jean resta très fâché de cette aventure, sentant sa chaîne, déjà si lourde, se river de plus en plus, et se confondre deux choses que sa délicatesse native avait toujours tenues séparées et distinctes: la famille et sa liaison. À présent, Césaire mettait la maîtresse au courant de ses travaux, de ses plantations, lui donnait des nouvelles de tout Castelet; et Fanny critiquait l’obstination du consul dans l’affaire des vignes, parlait de la santé de la mère, irritait Jean d’une sollicitude ou de conseils déplacés. Jamais d’allusion au service rendu par exemple, ni à l’ancienne aventure du Fénat, à cette tare de la maison d’Armandy, que l’oncle avait livrée devant elle. Une seule fois elle s’en faisait une arme de riposte, dans les circonstances que voici:
Ils rentraient du théâtre, et montaient en voiture, sous la pluie, à une station du boulevard. L’équipage, une de ces guimbardes qui ne roulent qu’après minuit, fut long à démarrer, l’homme endormi, la bête secouant sa musette. Pendant qu’ils attendaient à couvert dans le fiacre, un vieux cocher, en train de rajuster une mèche à son fouet, s’approcha tranquillement de la portière, son filin entre les dents, et dit à Fanny d’une voix cassée qui puait le vin:
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