Debout près de la fenêtre où filtrait un jour paresseux d’hiver sous le brouillard, Jean lisait cette lettre, en savourait le bouquet sauvage, les chers souvenirs de tendresse et de soleil.
– Qu’est-ce que c’est?… fais voir…
Fanny venait de s’éveiller à la jaune lueur du rideau écarté et, toute bouffie de sommeil, allongeait machinalement la main vers le paquet de maryland à demeure sur la table de nuit. Il hésita, sachant la jalousie qu’exaspérait en sa maîtresse le nom seul de Divonne; mais comment dissimuler le billet dont elle reconnaissait la provenance et le format?
D’abord l’escapade des fillettes l’émut gentiment, tandis que, les bras et la gorge à l’air, dressée sur l’oreiller dans le flot de ses cheveux bruns, elle lisait tout en roulant une cigarette; mais la fin l’irrita jusqu’à la fureur, et chiffonnant et jetant la lettre par la chambre:
– Je t’en collerai, moi, des saintes femmes!… Tout ça des inventions pour te faire partir… Son beau neveu lui manque à cette…
Il voulut l’arrêter, empêcher le mot ordurier qu’elle lança et bien d’autres à la file. Jamais elle ne s’était encore emportée aussi grossièrement devant lui, dans ce débordement de colère fangeuse, d’égout crevé lâchant sa vase et sa puanteur. Tout l’argot de son passé de fille et de voyou gonflait son cou, détendait sa lèvre.
Pas malin de voir ce qu’ils voulaient tous là-bas… Césaire avait parlé, et l’on combinait ça en famille de rompre leur liaison, de l’attirer au pays avec la belle charpente de la Divonne pour amorce.
– D’abord, tu sais, si tu pars, moi je lui écris à ton cocu… Je l’avertis… ah mais!…
En parlant, elle se ramassait haineusement sur le lit, blême, la face creuse, les traits grandis, comme une bête méchante prête à bondir.
Et Gaussin se rappelait l’avoir vue ainsi rue de l’Arcade; mais c’était contre lui maintenant, cette haine rugie qui lui donnait la tentation de tomber sur sa maîtresse et de la battre, car en ces amours de chair où l’estime et le respect de l’être aimé sont néant, la brutalité surgit toujours dans la colère ou les caresses. Il eut peur de lui-même, s’échappa pour son bureau, et tout en marchant il s’indignait contre cette vie qu’il s’était faite. Ça lui apprendrait à se livrer à une pareille femme!… Que d’infamies, que d’horreurs!… Ses sœurs, sa mère, il y en avait eu pour tout le monde… Quoi! pas même le droit d’aller voir les siens. Mais dans quel bagne s’était-il donc enfermé? Et toute l’histoire de leur liaison lui apparaissant, il voyait comment les beaux bras nus de l’égyptienne, noués à son cou le soir du bal, s’étaient cramponnés despotes et forts, l’isolant de ses amis, de sa famille. Maintenant, sa résolution était prise. Le soir même et, coûte que coûte, il partirait pour Castelet.
Quelques affaires expédiées, son congé obtenu au ministère, il revint chez lui de bonne heure, s’attendant à une scène terrible, prêt à tout, même à la rupture. Mais le bonjour bien doux que Fanny lui dit tout de suite, ses yeux gros, ses joues comme amollies de larmes, lui laissèrent à peine le courage d’une volonté.
– Je pars ce soir… fit-il en se raidissant.
– Tu as raison, m’ami… Va voir ta mère, et surtout… Elle se rapprochait câlinement… Oublie comme j’ai été méchante, je t’aime trop, c’est ma folie…
Tout le restant du jour, faisant la malle avec de coquettes sollicitudes, ramenée à la douceur des premiers temps, elle garda cette attitude repentie, peut-être dans l’espoir de le retenir. Pourtant, pas une fois elle ne lui demanda: «Reste…» et lorsque à la dernière minute, tout espoir perdu devant les apprêts définitifs, elle se frôlait, se serrait contre son amant, tâchant de l’imprégner d’elle pour toute la durée de la route et de l’absence, son adieu, son baiser ne murmurèrent que ceci:
– Dis, Jean, tu ne m’en veux pas?…
Oh! l’ivresse, au matin, de s’éveiller dans sa petite chambre d’enfant, le cœur encore chaud des étreintes familiales, des belles effusions de l’arrivée, de retrouver à la même place, sur la moustiquaire de son lit étroit, la même barre lumineuse qu’y cherchaient ses réveils passés, d’entendre les cris des paons sur leurs perchoirs, grincer la poulie du puits, le culbutement à pattes pressées du troupeau, et lorsqu’il eut fait claquer ses volets à la muraille, de revoir cette belle lumière chaude qui entrait par nappes, en tombée d’écluse, et ce merveilleux horizon de vignes en pente, de cyprès, d’oliviers et de miroitants bois de pins, se perdant jusqu’au Rhône sous un ciel profond et pur, sans un duvet de brume malgré l’heure matinale, un ciel vert, balayé toute la nuit par le mistral qui remplissait encore l’immense vallée de son souffle allègre et fort.
Jean comparait ce réveil à ceux de là-bas sous un ciel boueux comme son amour, et se sentait heureux et libre. Il descendit. La maison blanche de soleil dormait encore, tous ses volets fermés comme des yeux; et il fut heureux d’un moment de solitude pour se reprendre, dans cette convalescence morale qu’il sentait commencer pour lui.
Il fit quelques pas sur la terrasse, prit une allée montante du parc, ce qu’on appelait le parc, un bois de pins et de myrtes jetés au hasard dans la côte rude de Castelet, coupée de sentiers inégaux tout glissants d’aiguilles sèches. Son chien Miracle, bien vieux et boitant, était sorti de sa niche, et le suivait silencieusement dans ses talons; ils avaient si souvent fait ensemble cette promenade du matin!
À l’entrée des vignes, dont les grands cyprès de clôture inclinaient leurs cimes pointues, le chien hésita; il savait combien le sol en épaisse couche de sable, – un nouveau remède au phylloxera que le consul était en train d’essayer, – serait difficile à ses vieilles pattes, ainsi que les gradins d’étai de la terrasse. La joie de suivre son maître le décida pourtant; et c’étaient à chaque obstacle de douloureux efforts, des petits cris peureux, des arrêts et des maladresses de crabe sur un rocher. Jean ne le regardait pas, tout occupé de ce nouveau plant d’alicante, dont son père l’avait longtemps entretenu la veille. Les souches paraissaient d’une belle venue sur le sable uni et luisant. Enfin le pauvre homme allait être payé de ses peines entêtées; le clos de Castelet pourrait revivre, quand la Nerte, l’Ermitage, tous les grands crus du Midi étaient morts!
Une petite coiffe blanche se dressa tout à coup devant lui. C’était Divonne, la première levée à la maison; elle avait une serpette dans la main, autre chose aussi qu’elle jeta, et ses joues si mates d’ordinaire s’allumaient d’une rougeur vive:
– C’est toi, Jean?… tu m’as fait peur… J’ai cru que c’était ton père…
Puis se remettant, elle l’embrassa:
– As-tu bien dormi?
– Très bien, tante, mais pourquoi craigniez-vous l’arrivée de mon père?…
– Pourquoi?…
Elle ramassa le pied de vigne qu’elle venait d’arracher:
– Le consul t’a dit, n’est-ce pas, que cette fois il était sûr de réussir… Eh bien, té! voilà la bête…
Jean regardait une petite mousse jaunâtre incrustée dans le bois, l’imperceptible moisissure qui, de proche en proche, a ruiné des provinces entières; et c’était une ironie de la nature, dans cette splendide matinée, sous le soleil vivifiant, que cet infiniment petit, destructeur et indestructible.
– C’est le commencement… Dans trois mois tout le clos sera dévoré, et ton père recommencera encore, car il y a mis son orgueil. Ce seront de nouveaux plants, de nouveaux remèdes, jusqu’au jour…
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