Cette conversation se tenait pendant que Legris montait à cheval pour se rendre à la ville voisine. Revenant de nuit, il eut l’idée de se détourner et de galoper autour des quartiers, pour voir un peu si tout s’y passait dans les règles.
C’était par un magnifique clair de lune; les ombres des gracieux arbres de l’avenue dessinaient sur le sol leur élégant feuillage avec toutes ses découpures, et, dans l’air, régnait cette silencieuse paix qu’il semblerait impie de troubler. Legris approchait des cases lorsqu’il crut distinguer un chant. Les sons de ce genre, en pareil lieu, étaient chose rare. Il s’arrêta pour écouter. Une voix de ténor, mélodieuse, pénétrante, chantait:
Dès qu’aux célestes demeures
Mon titre deviendra clair,
Qu’importent les sombres heures,
Les souffrances de la chair?
Qu’importe que l’on m’outrage,
Que m’importent les soucis!
L’enfer, Satan, et sa rage,
De tout cela je me ris.
Ah! que fondent sur ma vie,
Malheur, chagrin et dégoût,
C’est là-haut qu’est ma patrie,
Mon Dieu, mon ciel, et mon tout!
«Ah! ah! c’est comme ça! se dit Legris. Ho! vraiment? il en est logé là! – Que je hais ces maudits hymnes méthodistes! Ici, nèg’», s’écria-t-il, tombant à l’improviste sur Tom, et levant sur lui sa cravache: comment oses-tu faire ce vacarme quand tu devrais être couché? Ferme-moi ta vieille damnée gueule noire, et rentre au plus vite, entends-tu?
– Oui, maître, dit Tom avec une soumission joyeuse, et il se leva pour obéir.
L’air heureux et tranquille du noir mit Legris hors des gonds; il détourna son cheval du côté de Tom, et lui travailla la tête et les épaules avec son fouet.
«Là! chien! dit-il, vois si cela te paraît bon!»
Mais les coups ne tombaient que sur la chair, non plus comme autrefois sur le cœur. Tom demeura parfaitement soumis et tranquille; et Legris ne put se dissimuler à lui-même qu’une grande part de son pouvoir sur son humble esclave était détruite. Au moment où celui-ci disparaissait dans la case, et où le maître faisait rapidement pivoter son cheval, un éclair, une de ces vives flammes que la conscience envoie parfois au travers des âmes les plus noires, les plus perverses, frappa soudainement l’esprit de Legris. Il comprit que c’était DIEU même qui se plaçait entre lui et sa victime, et il le blasphéma. Ce nègre soumis, muet, que ni insultes, ni menaces, ni coups, ni cruautés ne pouvaient troubler, éveilla en lui cette voix que le Maître de Tom avait, aux temps anciens, tiré du fond de la poitrine du possédé, cette voix qui criait: «Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth? es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps?»
L’âme de Tom débordait en compassion, en tendres sympathies pour les pauvres misérables qui l’entouraient. Toute douleur personnelle avait disparu à jamais; mais il se sentait dévoré de l’ardent désir de verser sur ses compagnons d’infortune une part de l’inépuisable trésor de consolation, de joie, de paix, qui du ciel descendait en lui. Les occasions étaient rares, il est vrai; mais, en allant et venant des plantations, et durant les heures de travail, il trouvait moyen de tendre une main secourable au fatigué, au misérable, au désespéré. D’abord ces pauvres êtres abrutis pouvaient à peine comprendre; mais, quand les compatissants efforts eurent duré des semaines, des mois, au fond de ces cœurs engourdis, des cordes longtemps muettes commencèrent à vibrer. Par degrés imperceptibles, cet homme étrange, patient, silencieux, toujours prêt à porter le fardeau de ceux dont jamais il ne réclamait l’aide, – qui se tenait à l’écart, qui, servi le dernier, recevant le moins, se montrait toujours prêt à partager ce peu avec celui qui en avait besoin; – l’homme qui, dans les froides nuits, cédait son lambeau de couverture pour soulager une pauvre femme tremblant de fièvre, et qui remplissait les paniers des plus faibles, au risque effroyable de trouver le sien inférieur en poids; – celui qui, poursuivi par l’implacable cruauté de leur commun tyran, ne joignait jamais son injure aux injures, sa malédiction aux malédictions, – cet homme, enfin, commença à prendre sur eux un ascendant extraordinaire. Quand, le plus fort de la saison passé, les dimanches furent rendus aux esclaves, plusieurs se rassemblèrent autour de Tom pour l’entendre parler de Jésus. Ils désiraient se réunir en quelque endroit que ce fût, pour l’écouter, pour chanter et prier ensemble; mais Legris ne le souffrit point: avec force serments et exécrations, il dispersa les groupes, et déjoua toutes les tentatives. – La bonne nouvelle ne put alors circuler qu’en secret, d’oreille à oreille. Mais qui dira avec quels ravissements plusieurs de ces pauvres proscrits, dont la vie n’avait été qu’un pesant et triste voyage vers un but sombre et inconnu, – avec quels transports ils accueillirent l’annonce d’un Rédempteur miséricordieux et d’une céleste patrie! Les missionnaires affirment que c’est la race africaine qui, entre toutes, reçoit l’Évangile avec le plus de docilité. En effet, sa nature n’est-elle pas toute confiance et foi? Des semences de la parole de vérité, jetées au hasard, portées par quelque brise favorable dans l’une de ces âmes naïves et ignorantes, y ont parfois germé, et produit des fruits plus abondants que ceux obtenus par une plus haute et plus savante culture.
La pauvre mulâtresse, dont les simples croyances avaient été bouleversées par l’avalanche de cruautés et d’injustices tombée sur elle, sentit son âme ranimée par quelques hymnes, quelques passages des saintes Écritures, que l’humble missionnaire murmurait de temps à autre à son oreille, lorsqu’ils allaient au travail et en revenaient. – Il n’y avait pas jusqu’à l’esprit sauvage et à demi égaré de Cassy qui ne se calmât, qui ne s’adoucit à cette suave et discrète influence.
Poussée au désespoir, presque à la folie, par toute une vie d’agonie et d’angoisses, Cassy avait résolu en son âme qu’elle aurait son heure, et, de sa propre main, vengerait sur son oppresseur les cruautés dont elle avait été ou témoin ou victime.
Une nuit, tous les habitants de la case de Tom dormaient profondément, lorsqu’il fut réveillé en sursaut, et vit paraître la figure de Cassy à la fenêtre, ou plutôt au trou qui en tenait lieu. Elle l’appela au dehors d’un geste silencieux.
Tom sortit de la case; il pouvait être d’une à deux heures du matin. – La lune brillait, tranquille, large et pure. Lorsque la lueur calme tomba sur les grands yeux noirs de Cassy, Tom en remarqua le flamboyant éclair, si différent de leur expression habituelle de morne désespoir.
«Ici, père Tom, dit-elle, venez! Et posant sa petite main sur le robuste poignet du noir, elle l’entraîna avec autant de force que si ses doigts eussent été d’acier. – Venez! Il y a des nouvelles pour vous.
– Qu’est-ce, demoiselle Cassy? demanda Tom avec anxiété.
– Tom, souhaitez-vous la liberté?
– Je l’aurai, demoiselle, quand Dieu voudra.
– Vous pouvez l’avoir cette nuit même, dit Cassy avec énergie. – Venez!»
Tom hésita.
«Allons, murmura-t-elle fixant ses noirs yeux sur les siens. Vite! Il dort d’un lourd sommeil. – J’ai mis ce qu’il fallait dans son rhum pour que le sommeil dure. Que n’en ai-je eu davantage, et votre aide était superflue. Mais, venez! la porte de derrière est entrebâillée; – il y a une hache tout contre. – Je l’y ai mise; – la porte de sa chambre est ouverte… Je l’eusse fait, mais j’ai les bras trop faibles. – Venez! venez!
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