– Certainement, oui, je le savais, et je t’en parle aujourd’hui uniquement, parce que c’est demain le dernier jour du condamné.
– On va le guillotiner? frémit le baron.
– Non, le relâcher, tout simplement. Ses trois mois sont finis.
– Cette aventure me paraît des plus pittoresques.
Le rouge de la pudeur outragée incendiait la figure d’Arabella:
– J’espère que tu ne vas pas raconter à M. de Hautpertuis…
– Si, si, je vais lui raconter l’histoire, à ta grande honte!
«Figure-toi, mon cher qu’Arabella s’est monté la tête pour une espèce de mauvais sujet…
– N’en croyez pas un mot, baron!
– Mais pourtant…
(Inutile de relater la suite de la conversation, puisque le lecteur en trouvera le sujet développé, non pas dans le chapitre suivant mais dans un de ceux qui viennent après.)
Dans lequel le lecteur pourra constater qu’on n’a nullement exagéré en lui présentant, dès le début, Mlle Arabella de Chaville comme une nature plutôt romanesque.
Pauvre Arabella!
Non seulement jamais elle ne rencontra le paladin de ses rêves, mais elle a beau regarder autour d’elle, pas un être en le sein duquel elle puisse verser les confidences d’un cœur ardent, d’une âme songeuse!…
Personne qui la comprenne! Chacun, au contraire, toujours prêt à sourire d’elle!
Et puis, dans cette existence sempiternellement la même, morne et plate, pas l’ombre de la plus mince aventure!
Les seuls reflets de vie sentimentale, d’existence passionnelle, elle les trouve – mais apâlis par l’évidente fiction du poète, par sa propre inconnaissance des héros – dans les romans ou les journaux qui lui viennent de Paris chaque jour.
Oh! être mêlée à l’un de ces drames, même comme victime!
Oh! recevoir sur la figure du vitriol que vous projetterait une jalouse; ce serait encore du bonheur! Ce serait vivre, au moins!
Arabella s’ennuie.
Un jour, phénomène assez rare, il se trouva dans le courrier des Chaville une lettre pour elle.
– Je ne connais pas cette écriture-là, murmura-t-elle, en lisant la suscription.
Et elle ne put s’empêcher de frémir Bien que peu versée dans la graphologie, Arabella avait deviné sur l’enveloppe l’écriture d’un homme, d’un homme amoureux, d’un homme pas banal.
Énigmatique instinct? mystérieuse télépathie? quoi au juste? En sait-on rien, mais quelque chose, à ce moment, avertit notre amie que cette lettre, cette lettre qui lui brûlait les doigts, allait avoir sur sa destinée une influence définitive.
Un grand battement de cœur la prit et ses mains tremblèrent à ce point qu’elle dut attendre plusieurs minutes avant de décacheter l’inquiétante missive.
Trois lignes seulement:
«Mademoiselle,
«Il est de la dernière urgence que vous le sachiez: il y a un homme qui vous aime dans l’ombre.
«Un désespéré»
Arabella ferma les yeux, croyant rêver.
– Un homme qui m’aime dans l’ombre! murmura-t-elle avec une voix dans le genre de celle de Sarah Bernhardt. Il y a un homme qui m’aime dans l’ombre!
Et cette idée qu’un homme l’aimait dans l’ombre et que cet homme était désespéré la plongea dans la plus ineffable des extases.
Mais qui pouvait bien être ce ténébreux adorateur?
Elle chercha l’inconnu dans le monde de ses relations coutumières.
Un tel?
Chose?
Machin?
Non, aucun de ces trois-là.
Ni d’autres.
Toute frémissante d’espoir elle résolut d’attendre les événements.
Le lendemain, nouvelle lettre de la même provenance mystérieuse.
Le désespéré proclamait qu’il était de plus en plus désespéré, que son amour devenait de la folie, mais que, bien décidé à ne pas sortir de cette ombre à laquelle il avait fait allusion dans sa lettre de la veille, il continuerait à souffrir en silence.
La brûlante correspondance se perpétua dès lors à raison de deux ou trois lettres par semaine.
Le fond en restait toujours d’idolâtrie pure, mais la forme en changeait souvent: tantôt farouche désespérance, tantôt résolution d’énergie avec parfois même «volonté d’en finir, d’une façon ou d’une autre».
Puis, tout à coup, un beau jour un sombre jour plutôt, le facteur tant guetté n’apporta plus rien à notre héroïne que des journaux ou des catalogues de nos grandes maisons de nouveautés parisiennes.
Arabella attendit.
Des semaines passèrent.
Le mystérieux inconnu semblait s’être retiré dans la plus impénétrable des ombres.
– Rien pour moi? demandait, avec une angoisse qu’elle avait peine à dissimuler Arabella au facteur.
– Rien, mademoiselle, répondait invariablement l’humble fonctionnaire.
Que s’était-il passé? Quelle catastrophe avait brusquement interrompu cette délicieuse et troublante correspondance? Il était impossible que cet homme, que cet amant fougueux, que ce désespéré ait vu soudain s’éteindre sa flamme! Une flamme ne s’éteint pas sans raison! Une passion ne disparaît pas sans avoir été assouvie ou tout au moins sans avoir été découragée.
Or l’inconnu ne pouvait pas être découragé; d’autre part il n’était pas assouvi… «Allons, continuait à songer Arabella frémissante, pourquoi n’écrit-il plus? S’est-il tué, ainsi qu’il me l’écrivait dans une de ses dernières lettres?» Elle relut cette lettre. La volonté d’en finir d’une manière ou d’une autre n’était pas formelle; ce devait n’être qu’une façon de parler…
Et Arabella se perdait en conjectures, en raisonnements, en hypothèses de toutes sortes, son imagination enfantait deux ou trois romans par jour, dans lesquels s’entremêlaient les plus tragiques aventures.
Où font une rapide entrée en scène des personnages divers destinés à jouer un grand rôle dans la suite de cette histoire.
C’est par une nuit sans lune, sans étoiles, sans planètes, tranchons le mot, sans astres.
Lamentables pour un amateur de cosmographie, les conditions météorologiques de ce firmament sont de celles qu’accueillent avec ferveur tous les gentlemen dont le travail emprunte quelque danger à être exécuté, non seulement au grand jour, mais encore au plus discret des clairs de lune.
– Gardes champêtres, veillez!
Docile à cette objurgation, Parju (Ovide), garde champêtre à Montpaillard, redoubla de vigilance.
Tout à la fois bien lui en prit, et mal.
Bien, si nous nous plaçons au point de vue de l’ordre si cher à son maire, M. Dubenoît.
Mal, si nous ne considérons que le strict intérêt personnel de l’humble fonctionnaire, lequel récolta, au cours de cette mémorable nuit, une tripotée, si j’ose dire, tout à fait en disproportion avec la modestie de son grade.
Parju (Ovide) représente un de ces gardes champêtres taillés sur le vieux modèle qui servait en France à l’époque où cette grande nation, respectée au-dehors, prospérait à l’intérieur.
Deux phares seuls guident l’esquif de la conduite de Parju sur l’océan du devoir: exécution fanatique de la consigne donnée, quelle que soit cette consigne, vénération excessive du supérieur représentant l’Autorité, quel que soit le supérieur et quelle que soit cette autorité.
Qu’on me permette une courte mais sage réflexion: Si notre pauvre cher fou de pays ne comptait que des citoyens dans le genre de Parju (Ovide), il y aurait encore de beaux jours pour la France!
La veille de cette nuit sans constellation, M. Dubenoît avait rencontré le garde.
– Bonsoir, Parju, rien de neuf?
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