Le père de Christiane, comme tous les pères, l’avait toujours traitée en petite fille à qui on ne doit pas dire grand’chose ; son frère la faisait rire et non point réfléchir ; son mari ne s’imaginait pas qu’on dût parler de quoi que ce fût avec sa femme en dehors des intérêts de la vie commune ; et elle avait vécu jusqu’ici dans une torpeur d’esprit satisfaite et douce.
Ce nouveau venu ouvrait son intelligence à coups d’idées qui ressemblaient à des coups de hache. C’était d’ailleurs un de ces hommes qui plaisent aux femmes, à toutes les femmes, par sa nature même, par l’acuité vibrante de ses émotions. Il savait leur parler, tout leur dire, et il leur faisait tout comprendre. Incapable d’un effort continu, mais intelligent à l’extrême, aimant toujours ou détestant avec passion, parlant de tout avec une fougue naïve d’homme frénétiquement convaincu, aussi changeant qu’il était enthousiaste, il avait à l’excès le vrai tempérament des femmes, leur crédulité, leur charme, leur mobilité, leur nervosité, avec l’intelligence supérieure, active, ouverte et pénétrante d’un homme.
Gontran les rejoignit brusquement :
— Retournez-vous, dit-il, et regardez le ménage Honorat.
Ils se retournèrent et aperçurent le Docteur Honorat flanqué d’une grosse et vieille dame en robe bleue, dont la tête semblait un jardin de pépiniériste, toutes les variétés de plantes et de fleurs se trouvant réunies sur son chapeau.
Christiane, stupéfaite, demanda :
— C’est sa femme ? Mais elle a quinze ans de plus que lui !
— Oui, soixante-cinq ans : une ancienne sage-femme aimée entre deux accouchements. C’est du reste, paraît-il, un de ces ménages où on se cogne du matin au soir.
Ils revenaient vers le Casino, attirés par les clameurs du public. Sur une grande table, devant l’établissement, étaient étalés les lots de la tombola dont Petrus Martel, assisté de Mlle Odelin, de l’Odéon, une toute petite brunette, tirait et annonçait les numéros, avec des boniments de charlatan qui amusaient beaucoup la foule. Le marquis, accompagné des petites Oriol et d’Andermatt, reparut et demanda :
— Restons-nous ici ? C’est bien bruyant.
Alors on se décida à faire une promenade sur la route à mi-côte qui va d’Enval à La Roche-Pradière.
Pour l’atteindre, ils montèrent d’abord, l’un derrière l’autre, un sentier étroit à travers les vignes. Christiane marchait en tête, d’un pas souple et rapide. Depuis son arrivée en ce pays, elle se sentait exister d’une façon nouvelle, avec une activité de plaisir et de vie qu’elle ne connaissait point autrefois. Peut-être les bains, la faisant mieux portante, la débarrassant des légers troubles des organes qui gênent et attristent sans cause sensible, la disposaient-ils à mieux percevoir, à mieux goûter toutes choses. Peut-être se sentait-elle simplement animée, fouettée par la présence et l’ardeur d’esprit de ce garçon inconnu qui lui apprenait à comprendre.
Elle respirait par grands souffles prolongés en songeant à tout ce qu’il avait dit sur les parfums errant dans le vent. « C’est vrai, pensait-elle, qu’il m’a enseigné à sentir l’air. » Et elle retrouvait toutes les odeurs, celle de la vigne surtout, si légère, si fine, si fuyante.
Elle atteignit la route, et des groupes se formèrent. Andermatt et Louise Oriol, l’aînée, partirent en avant en causant du rendement des terres en Auvergne. Elle savait, cette Auvergnate, vraie fille de son père, douée de l’instinct héréditaire, tous les détails précis et pratiques de la culture ; et elle les disait de sa voix sage, d’un ton gentil, avec l’accent discret qu’on lui avait enseigné au couvent.
Tout en l’écoutant il la regardait de côté et trouvait charmante cette fillette grave, déjà si pratiquement instruite. Il répétait parfois, un peu surpris :
— Comment ! La terre vaut jusqu’à trente mille francs l’hectare dans la Limagne ?
— Oui, Monsieur, quand elle est plantée de beaux pommiers qui donnent des pommes de dessert. C’est notre contrée qui fournit presque tous les fruits qu’on mange à Paris. »
Alors il se retourna pour considérer la Limagne avec estime, car de la route qu’ils suivaient on apercevait, à perte de vue, la vaste plaine toujours couverte d’une petite brume de vapeur bleue.
Christiane et Paul aussi s’étaient arrêtés en face de l’immense pays voilé, si doux à l’œil qu’ils seraient demeurés indéfiniment à le contempler ainsi.
La route maintenant était abritée par des noyers énormes dont l’ombre opaque faisait passer une fraîcheur sur la peau. Elle ne montait plus, et serpentait à mi-hauteur sur le versant de la côte tapissée de vignes d’abord, puis d’herbe rase et verte jusqu’à la crête, peu élevée en cet endroit.
Paul murmura :
— Est-ce beau ? Dites, est-ce beau ? Et pourquoi ce paysage m’attendrit-il ? Oui, pourquoi ? Il s’en dégage un charme si profond, si large, si large surtout, qu’il me pénètre jusqu’au cœur. Il semble, en regardant cette plaine, que la pensée ouvre les ailes, n’est-ce pas ? Et elle s’envole, elle plane, elle passe, elle s’en va là-bas, plus loin, vers tous les pays rêvés que nous ne verrons jamais. Oui, tenez, cela est admirable parce que cela ressemble à une chose rêvée bien plus qu’à une chose vue.
Elle l’écoutait sans rien dire, attendant, espérant, recueillant chacune de ses paroles ; et elle se sentait émue, sans trop savoir pourquoi. Elle entrevoyait en effet d’autres pays, les pays bleus, les pays roses, les pays invraisemblables et merveilleux, introuvables et toujours cherchés qui nous font juger médiocres tous les autres.
Il reprit :
— Oui, c’est beau, parce que c’est beau. D’autres horizons sont plus frappants et moins harmonieux. Ah ! Madame, la beauté, la beauté harmonieuse ! Il n’y a que cela au monde. Rien n’existe que la beauté ! Mais combien peu la comprennent ! La ligne d’un corps, d’une statue ou d’une montagne, la couleur d’un tableau ou celle de cette plaine, le je ne sais quoi de la Joconde, une phrase qui vous mord jusqu’à l’âme, ce rien de plus qui fait un artiste aussi créateur que Dieu, qui donc le distingue parmi les hommes ?
« Tenez, je vais vous dire deux strophes de Baudelaire.
Et il déclama :
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu,
Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu !
De Satan ou de Dieu qu’importe, ange ou sirène,
Qu’importe si tu rends — fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine,
L’univers moins hideux et les instants moins lourds !
Christiane maintenant le regardait, étonnée de son lyrisme, l’interrogeant de l’œil, ne comprenant pas bien quelle chose extraordinaire pouvait contenir cette poésie.
Il devina sa pensée, et s’irrita de ne lui avoir point communiqué son exaltation, car il les avait fort bien dits, ces vers, et il reprit avec une nuance de dédain :
— Je suis un fou de vouloir vous forcer à goûter un poète d’une inspiration aussi subtile. Un jour viendra, je l’espère, où vous sentirez, comme moi, ces choses-là. Les femmes, douées de bien plus d’intuition que de compréhension, ne saisissent les intentions secrètes et voilées de l’art que si on fait d’abord un appel sympathique à leur pensée.
Et, la saluant, il ajouta :
— Je m’efforcerai, Madame, de faire cet appel sympathique.
Elle ne le trouva pas impertinent, mais bizarre ; et d’ailleurs elle ne cherchait même plus à comprendre, frappée soudain par une remarque qu’elle n’avait pas encore faite : Il était fort élégant, mais d’une taille trop haute et trop forte, d’une allure trop virile pour qu’on s’aperçût tout de suite de la recherche fine de sa toilette.
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