Elle était stupéfaite d’écouter ces choses, non pas qu’elles fussent surprenantes, mais elles lui paraissaient d’une nature si différente de celles entendues autour d’elle, chaque jour, que sa pensée en demeurait saisie, émue, troublée.
Il parlait toujours, de sa voix un peu sourde, mais chaude.
— Et puis, tenez, reconnaissez-vous aussi, dans l’air, sur les routes, quand il fait chaud, un petit goût de vanille ? — Oui, n’est-ce pas ? — Eh bien, c’est… c’est… mais je n’ose pas vous le dire.
Il riait tout à fait maintenant ; et soudain, étendant la main devant lui :
— Regardez !
Une file de voitures chargées de foin s’en venaient traînées par des vaches accouplées deux par deux. Les bêtes lentes, le front bas, la tête inclinée par le joug, les cornes liées à la barre de bois, marchaient péniblement ; et on voyait sous leur peau soulevée remuer les os de leurs jambes. Devant chaque attelage, un homme en manches de chemise, en gilet et en chapeau noir, allait, une baguette à la main, réglant l’allure des animaux. De temps en temps il se tournait, et, sans jamais frapper, touchait l’épaule ou le front d’une vache qui clignait ses gros yeux vagues et obéissait à son geste.
Christiane et Paul se rangèrent pour les laisser passer.
Il lui dit :
— Sentez-vous ?
Elle s’étonna :
— Quoi donc ? Ça sent l’étable.
— Oui, ça sent l’étable ; et toutes ces vaches qui vont par les chemins, car il n’y a point de chevaux dans ce pays, sèment sur les routes cette odeur d’étable qui, mêlée à la poussière fine, donne au vent une saveur de vanille.
Christiane, un peu dégoûtée, murmura :
— Oh !
Il reprit :
— Permettez, en ce moment j’analyse comme un pharmacien. En tout cas, nous sommes, Madame, dans le pays le plus séduisant, le plus doux, le plus reposant que j’aie jamais vu. Un pays de l’âge d’or. Et la Limagne, oh ! La Limagne ! Mais je ne vous en parle pas, je veux vous la montrer. Vous verrez !
Le marquis et Gontran les rejoignirent. Le marquis passa son bras sous celui de sa fille, et la faisant tourner et revenir sur ses pas pour rentrer déjeuner, il dit :
— Écoutez, les enfants, cela vous regarde tous les trois. William, qui devient fou quand il a une idée en tête, ne rêve plus que de sa ville à bâtir et il veut séduire la famille Oriol. Il désire donc que Christiane fasse la connaissance des petites, pour voir si elles sont possibles. Mais il ne faut pas que le père se doute de notre ruse. Alors j’ai eu une idée, c’est d’organiser une fête de charité. Toi, ma fille, tu vas aller voir le curé ; vous chercherez ensemble deux de ses paroissiennes pour quêter avec toi. Tu comprends lesquelles tu lui feras désigner ; et il les invitera sous sa responsabilité. Quant à vous, les hommes, vous allez préparer une tombola au Casino, avec le secours de Petrus Martel, de sa troupe et de son orchestre. Et si les petites Oriol sont gentilles, comme on les dit fort bien élevées dans leur couvent, Christiane fera leur conquête.
V
Pendant huit jours, Christiane ne s’occupa que de la préparation de cette fête. Le curé, en effet, parmi ses paroissiennes, n’avait trouvé que les petites Oriol qui fussent dignes de quêter avec la fille du marquis de Ravenel ; et, heureux de pouvoir se mettre en avant, il avait fait toutes les démarches, tout organisé, tout réglé, et invité lui-même les jeunes filles comme si l’idée première venait de lui.
La commune était agitée ; et les mornes baigneurs, tenant un nouveau sujet de conversation, emplissaient les tables d’hôte d’aperçus variés sur les recettes possibles des deux séances, religieuse et profane.
La journée commença bien. Il faisait un admirable temps d’été, chaud et clair, brillant dans la plaine et délicieux sous les arbres du village.
La messe était à neuf heures, une messe rapide, en musique. Christiane, arrivée avant l’office pour jeter un coup d’œil sur l’ornementation de l’église faite avec des guirlandes de fleurs venues de Royat et de Clermont-Ferrand, entendit marcher derrière elle ; le curé, l’abbé Litre, la suivait accompagné des petites Oriol, et il fit les présentations. Christiane aussitôt invita les jeunes filles à déjeuner. Elles acceptèrent en rougissant et en saluant avec des révérences.
Les fidèles commençaient à arriver.
Elles s’assirent toutes les trois sur trois chaises d’honneur, qu’on leur avait préparées au bord du chœur, en face de trois autres occupées par de jeunes garçons endimanchés, fils du maire, de l’adjoint et d’un conseiller municipal, choisis pour accompagner les quêteuses et pour flatter l’autorité locale.
Tout se passa fort bien d’ailleurs.
L’office fut court. La quête donna cent dix francs qui, joints aux cinq cents d’Andermatt, aux cinquante francs du marquis et aux cent francs de Paul Brétigny, faisaient un total de sept cent soixante, ce qui n’était jamais arrivé dans la commune d’Enval.
Puis, après la cérémonie, on emmena à l’hôtel les petites Oriol. Elles paraissaient un peu intimidées, sans gaucherie cependant, et ne parlaient guère, plutôt par modestie que par crainte. Elles déjeunèrent à table d’hôte, et elles plurent aux hommes, à tous les hommes.
L’aînée, plus grave, la cadette, plus vive, l’aînée plus comme il faut, au sens vulgaire du mot, la cadette, plus gracieuse, elles se ressemblaient pourtant aussi complètement que peuvent se ressembler deux sœurs.
Dès que le repas fut fini, on se rendit au Casino pour le tirage de la tombola qui avait lieu à deux heures.
Le parc, déjà envahi par les baigneurs et les paysans mêlés, présentait l’aspect d’une fête foraine.
Sous leur kiosque chinois, les musiciens exécutaient une symphonie champêtre, œuvre de Saint-Landri lui-même. Paul, qui accompagnait Christiane, s’arrêta :
— Tiens, dit-il, c’est joli cela. Il a du talent ce garçon. Avec un orchestre, ça ferait un grand effet.
Puis il demanda :
— Aimez-vous la musique, Madame ?
— Beaucoup.
— Moi, elle me ravage. Quand j’écoute une œuvre que j’aime, il me semble d’abord que les premiers sons détachent ma peau de ma chair, la fondent, la dissolvent, la font disparaître et me laissent, comme un écorché vif, sous toutes les attaques des instruments. Et c’est en effet sur mes nerfs que joue l’orchestre, sur mes nerfs à nu, frémissants, qui tressaillent à chaque note. Je l’entends, la musique, non pas seulement avec mes oreilles, mais avec toute la sensibilité de mon corps, vibrant des pieds à la tête. Rien ne me procure un pareil plaisir, ou plutôt un pareil bonheur.
Elle souriait et dit :
— Vous sentez vivement.
— Parbleu ! À quoi servirait de vivre si on ne sentait pas vivement ? Je n’envie pas les gens qui ont sur le cœur une carapace de tortue ou un cuir d’hippopotame. Ceux-là seuls sont heureux qui souffrent par leurs sensations, qui les reçoivent comme des chocs et les savourent comme des friandises. Car il faut raisonner toutes nos émotions, heureuses ou tristes, s’en rassasier, s’en griser jusqu’au bonheur le plus aigu ou jusqu’à la détresse la plus douloureuse.
Elle leva les yeux sur lui, un peu surprise comme elle l’était depuis huit jours par toutes les choses qu’il disait.
Depuis huit jours, en effet, ce nouvel ami, car il était devenu son ami tout de suite, malgré la répugnance des premières heures, secouait à tout instant la tranquillité de son âme, et l’agitait comme on agite un bassin en y jetant des pierres. Et il jetait des pierres, de grosses pierres, dans cette pensée encore ensommeillée.
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