Les autres, en somme, étaient des femmes déjà brûlées par la vie, à qui on pouvait tout dire, avec qui on pouvait oser les appels les plus hardis, en leur murmurant près des lèvres les paroles frémissantes qui enflamment le sang. Il se savait, il se sentait irrésistible quand il pouvait communiquer librement à l’âme, au cœur, aux sens de celle qu’il aimait le désir impétueux dont il était ravagé.
Auprès de Christiane il se croyait auprès d’une jeune fille, tant il la devinait novice ; et tous ses moyens restaient paralysés. Et puis il la chérissait d’une façon nouvelle, comme une enfant, et comme une fiancée. Il la désirait ; et il avait peur d’y toucher, de la salir, de la faner. Il n’avait pas envie de l’étreindre à la broyer dans ses bras, comme les autres, mais de se mettre à genoux pour baiser sa robe et d’embrasser doucement, avec une lenteur infiniment chaste et tendre, les petits cheveux de ses tempes, les coins de sa bouche, et ses yeux, ses yeux fermés dont il sentirait le regard bleu, le regard charmant éveillé sous la paupière baissée. Il aurait voulu la protéger contre tout le monde et contre tout, ne pas la laisser coudoyer des gens communs, regarder des gens laids, passer à côté de gens malpropres. Il aurait voulu enlever la boue des rues qu’elle traversait, les cailloux des chemins, les ronces et les branches des bois, faire tout facile et délicieux autour d’elle, et la porter toujours pour qu’elle ne marchât jamais. Et il s’irritait qu’elle dût causer avec ses voisins d’hôtel, manger les médiocres nourritures de la table d’hôte, subir toutes les petites choses désagréables et inévitables de l’existence.
Il ne savait que lui dire, tant il avait de pensées pour elle ; et son impuissance à exprimer l’état de son cœur, à rien accomplir de ce qu’il aurait voulu faire, à lui témoigner l’impérieux besoin de se dévouer qui lui brûlait les veines, lui donnait des aspects de bête féroce enchaînée et, en même temps, d’étranges envies de sangloter.
Elle voyait tout cela sans le comprendre complètement, et s’en amusait avec la joie maligne des coquettes.
Lorsqu’ils étaient restés derrière les autres et qu’elle sentait, à son allure, qu’il allait enfin dire quelque chose d’inquiétant, elle se mettait brusquement à courir pour rattraper son père, et, l’ayant rejoint, elle criait :
— Si nous faisions une partie de quatre coins.
Les parties de quatre coins servaient en général de terme aux excursions. On cherchait une clairière, un bout de route plus large, et on jouait, comme des gamins en promenade.
Les petites Oriol et Gontran lui-même prenaient un grand plaisir à cet amusement qui satisfaisait l’incessante envie de courir que portent en eux tous les êtres jeunes. Seul, Paul Brétigny grognait, obsédé par d’autres idées, puis, s’animant peu à peu, il se mettait à la partie avec plus de fureur que les autres afin de prendre Christiane, de la toucher, de poser la main brusquement sur son épaule ou sur son corsage.
Le marquis, dont la nature indifférente et nonchalante se prêtait à tout pourvu qu’on ne troublât point sa quiétude, s’asseyait au pied d’un arbre et regardait s’ébattre son pensionnat, comme il disait. Il trouvait fort bonne cette vie paisible, et le monde entier parfait.
Cependant, les allures de Paul effrayèrent bientôt Christiane. Un jour même, elle eut peur de lui.
Ils étaient allés, un matin, avec Gontran au fond de la bizarre crevasse, d’où coule le ruisseau d’Enval, ce qu’on appelle la Fin du Monde.
La gorge, de plus en plus resserrée et tortueuse, s’enfonce dans la montagne. On franchit des pierres énormes. On passe sur de gros cailloux la petite rivière, et après avoir contourné un roc haut de plus de cinquante mètres qui barre toute l’entaille du ravin, on se trouve enfermé dans une sorte de fosse étroite, entre deux murailles géantes, nues jusqu’au sommet couvert d’arbres et de verdure.
Le ruisseau forme un lac grand comme une cuvette, et c’est vraiment là un trou sauvage, étrange, inattendu, comme on en rencontre plus souvent dans les récits que dans la nature.
Or, ce jour-là, Paul, regardant la haute marche de rocher qui leur barrait le chemin à l’endroit où s’arrêtent tous les promeneurs, remarqua qu’elle portait des traces d’escalade. Il dit :
— Mais, on peut aller plus loin.
Ayant donc gravi, non sans peine, cette muraille droite, il cria :
— Oh ! C’est charmant ! Un petit bosquet dans l’eau, venez donc.
Et, se couchant, il prit les mains de Christiane qu’il enleva, pendant que Gontran dirigeait et posait ses pieds sur toutes les faibles saillies de la roche.
La terre tombée du sommet avait formé sur ce gradin un jardinet sauvage et touffu, où le ruisseau courait à travers les racines.
Une autre marche, un peu plus loin, barrait de nouveau ce couloir de granit ; ils la gravirent encore, puis une troisième, et ils se trouvèrent au pied d’un mur infranchissable d’où tombait, droite et claire, une cascade de vingt mètres, dans un bassin profond, creusé par elle, et enfoui sous des lianes et des branches.
L’entaille de la montagne était devenue si étroite que les deux hommes, se tenant par la main, en pouvaient toucher les côtés. On ne voyait plus qu’une ligne de ciel ; on n’entendait que le bruit de l’eau ; on eût dit une de ces introuvables retraites où les poètes latins cachaient les nymphes antiques. Il semblait à Christiane qu’elle venait de violer la chambre d’une fée.
Paul Brétigny ne disait rien. Gontran s’écria :
— Oh ! Comme ce serait joli, une femme blonde et rose baignée dans cette eau.
Ils revinrent. Les deux premiers gradins furent assez faciles à descendre, mais le troisième effraya Christiane, tant il était haut et droit, sans marches visibles.
Brétigny se laissa glisser sur le roc, puis, tendant les deux bras vers elle :
— Sautez ! dit-il.
Elle n’osa pas. Non qu’elle eût peur de tomber, mais elle avait peur de lui, peur de ses yeux surtout.
Il la regardait avec une avidité de bête affamée, avec une passion devenue féroce ; et ses deux mains ouvertes vers elle l’attiraient si impérieusement, qu’elle fut soudain épouvantée et saisie d’une envie folle de hurler, de se sauver, de grimper la montagne à pic, pour échapper à cet irrésistible appel.
Son frère, debout derrière elle, cria : « Va donc ! » et il la poussa. Se sentant tomber, elle ferma les yeux, et, saisie par une étreinte douce et forte, elle frôla sans le voir tout le grand corps du jeune homme, dont l’haleine haletante et chaude lui passa sur le visage.
Puis elle se retrouva sur ses pieds, souriante, à présent que sa terreur était finie, pendant que Gontran descendait à son tour.
Cette émotion l’ayant rendue prudente, elle prit garde, durant quelques jours, de ne se point trouver seule avec Brétigny qui semblait rôder autour d’elle maintenant, comme le loup des fables autour d’une brebis.
Mais une grande excursion avait été décidée. On devait emporter des provisions dans le landau à six places et aller dîner, avec les sœurs Oriol, au bord du petit lac de Tazenat, qu’on appelle dans le pays le gour de Tazenat, pour revenir de nuit, au clair de lune.
On partit donc une après-midi, par un jour torride, sous un soleil dévorant qui chauffait comme des dalles de four les granits de la montagne.
La voiture montait la côte au pas des trois chevaux soufflants et couverts de sueur ; le cocher sommeillait sur son siège, la tête baissée ; et des légions de lézards verts couraient sur les pierres au bord de la route. L’air brûlant semblait plein d’une invisible et lourde poussière de feu. Parfois on l’eût dit figé, résistant, épais à traverser, parfois il s’agitait un peu et faisait passer sur les visages des souffles ardents d’incendie où flottait une odeur de résine chaude au milieu des longs bois de pins.
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