M. Gragnon aura à s’expliquer sur cette disparition devant la commission parlementaire. On se demande avec curiosité ce qu’on a pu faire d’une pareille quantité de livres. Les a-t-on détruits ou rendus à leurs auteurs afin qu’ils puissent les remanier à leur guise. Cette dernière version est très admissible, car on ne connaît pas, dans le commerce, le double de cette collection.
Voici maintenant un échantillon des lettres qu’on se récitait hier sur le boulevard, car, vraies ou fausses, tout le monde les sait par cœur.
« Chère madame, vous êtes vraiment la plus délicieuse des amies et le pâté de foie gras que vous m’avez envoyé, le plus succulent des pâtés. Ma femme l’a trouvé exquis et me charge de vous remercier. Nous le dégustons avec religion, en pensant à vous et en parlant de vous. Nous avons tant de bien à en dire, nous découvrons chaque jour en vous des qualités si nouvelles et si charmantes que cet éloge, commencé depuis que nous vous connaissons, ne finira qu’avec ma vie.
« Certes, je songe à votre candidat et je travaille pour lui. J’ai déjà gagné les voix de L…, de G…, de B…, de N… et de R… Si j’osais vous donner un conseil ce serait d’inviter à dîner M. R… qui est très friand de bonne cuisine et de doctes causeries.
« Pour en revenir à votre ami, M. Palumeau, nous sommes tous d’accord sur la grande valeur de son beau livre : « De l’emploi du verbe être dans l’ancienne poésie française », et je ne doute pas qu’il obtienne le prix de trois mille francs que vous m’avez demandé pour lui.
« Veuillez agréer, chère madame, l’hommage, etc. »
On a pensé un moment que la date portée sur cette lettre était antérieure à la fabrication du papier, mais l’expert consulté a déclaré reconnaître le papier spécial destiné à la préparation du dictionnaire, et fabriqué en 1640. Quelques feuilles à peine ont disparu depuis cette époque.
On raconte aussi, encore plus bas, que cette agence pour nominations et prix académiques avait une organisation beaucoup plus active et compliquée que l’agence pour gamelles et décorations, et que si le scandale n’avait pas été étouffé dans l’œuf, comme on dit à l’Institut, il aurait atteint au moins 20/40 des Immortels . Cela est faux, nous n’en doutons pas. Il paraît probable cependant que ces dames se sont occupées activement de soutenir leurs candidats pour les trois fauteuils actuellement vacants.
On murmure que M. Claretie est fortement patronné par Mme Limouzin. Les habitués du foyer des Français prétendent qu’on allait mettre en répétitions, sur cette scène, un acte en vers, intitulé : Péché caché de… devinez… de M. Limouzin lui-même !..
A la suite de cette représentation, quatre sociétaires de la Comédie devaient recevoir la croix d’honneur ! Nous ne dirons pas leurs noms.
On affirme, en outre, qu’une chaloupe canonnière amarrée actuellement au quai de la Tournelle a été offerte, avec équipage complet, par un amiral, candidat au second fauteuil, à Mme Rattazzi qui devait la présenter au ministre de la Marine pour en solliciter l’admission dans la flotte en remplacement des torpilleurs reconnus défectueux à la suite des expériences de cet été.
On prétend enfin que le candidat au troisième fauteuil ne serait autre que le général Boulanger lui-même. Voici à ce sujet quelques détails assez curieux. On a surpris, chez Mme Limouzin, lors de la première perquisition, trois volumineux paquets de lettres. Ce sont des lettres qu’on n’avait pas pris la peine de lire qui ont décidé le gouvernement à remuer toute cette boue dans l’espoir d’en couvrir cet officier redouté. Or, il ne s’agissait que de trois volumes de correspondance envoyés à l’impression et dont Mme Limouzin corrigeait les épreuves.
Inutile d’ajouter que ces volumes devaient assurer la nomination du général à l’Académie. Les titres qu’a bien voulu nous communiquer un sympathique éditeur étaient :
— Lettres aux Princes ;
— Lettres à Divers ;
— Lettres aux Dames .
Voici maintenant le plus curieux de l’affaire.
De qui tient-on la révélation de ces menées académiques ?
Je vous le donne en mille !..
De M. Michelin !..
Comment et pourquoi ?
On se rappelle que Mme Rattazzi fut condamnée par le tribunal pour tentative de corruption sur cet incorruptible président du Conseil municipal.
Or, il paraît qu’à la sorte du refus indigné de cet honnête homme, cette dame, par un brusque revirement bien féminin, enthousiasmée de cette conduite, alla le trouver de nouveau pour lui offrir le prix Montyon, et afin de le convaincre lui donna les preuves indéniables de ses relations avec l’Académie.
Non moins intraitable la seconde fois que la première, repoussant la récompense comme il avait repoussé la tentative de corruption, M. Michelin n’hésita pas à dénoncer cette nouvelle manœuvre !
Au dernier moment, on nous dit que nous avons été trompés et qu’il s’agit simplement de l’académie du Chat Noir, dont M. Salis est directeur perpétuel.
La démarche de Mme Limouzin, allant chercher refuge et protection chez cet illustre gentilhomme cabaretier, donne beaucoup plus de vraisemblance à cette toute récente version.
Les grandes passions
( Tout-Paris , 17 décembre 1887)
Donc, madame, vous vous ennuyez ?
— Hélas oui, monsieur, affreusement !
— Et cela dure depuis longtemps ?
— Oh oui !
— Depuis un an ?
— Oui, à peu près.
— Vous avez été voir Georgette ?
— Oui.
— Est-ce bon ?
— Oh ! Charmant, tout à fait charmant ! Et Speranza ?
— J’ai vu également Speranza . C’est un délicieux ballet.
— Avez-vous lu Tartarin dans les Alpes ?
— Certainement, et le premier jour.
— Cela vous a plu ?
— Infiniment. Moi, d’abord, j’avais une passion pour Tartarin . Rien ne m’a jamais amusée autant que ce livre-là : c’est si drôle, si spirituel, si cocasse. Malgré toute l’admiration que j’ai pour les autres romans de Daudet, je préfère encore Tartarin , parce qu’il me fait rire aux larmes toutes les fois que je l’ouvre. Non, voyez-vous, jamais on n’a eu tant d’esprit. Et c’est si amusant de voir Tartarin dans les Alpes après l’avoir vu dans le désert !
— Donc, madame, vous avez passé un soir excellent en écoutant Georgette, un soir excellent en regardant Speranza , et un jour excellent en lisant Tartarin. Et vous prétendez vous ennuyer ?
— Mais oui, je m’ennuie ! Vous croyez donc que cela suffit pour occuper ma vie, d’avoir quelques heures d’agrément de temps en temps.
— Moi, madame, je trouve qu’il est fort rare d’obtenir non pas quelques heures, mais quelques minutes de distraction. Or, vendredi vous irez à Sapho . Vous lirez le lendemain le délicieux volume de nouvelles qu’Octave Mirbeau vient de publier : Lettres de ma Chaumière , et le lendemain encore L’Alpe homicide de Paul Hervieu ; et cela vous intéressera d’autant plus que vous retrouverez dans ce livre remarquable, ces Alpes neigeuses où vient de se promener Tartarin. Et puis vous aurez d’autres spectacles et d’autres livres, et des dîners en ville, et des soirées, et mille choses diverses qui vous conduiront au printemps. Et vous prétendez vous ennuyer ?
— Mais oui, je m’ennuie. Vous êtes insupportable de ne pas me croire.
— Je vous crois, ma chère amie, seulement vous vous trompez de mot ; vous ne devriez pas dire : je m’ennuie, mais : je n’aime pas. Pour vous, tout se borne à l’amour. Aimer ou ne pas aimer, tout est là. Quand vous aimez, la terre devient un paradis terrestre, la vie un enchantement ; et quand vous n’aimez pas, l’univers et la vie redeviennent un enfer.
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