On respecte les souverains. — Pourquoi ? Est-ce parce qu’ils commettent impunément tous les crimes interdits au reste des hommes. — Ils font tuer, pour leur plaisir, dans des guerres stupides, des armées entières. — Ils ont des maîtresses à la face de leur nation. — Quelquefois même ils ont mieux. — Ils sont bigames ou trigames avec bénédiction du pape et approbation de notre sainte mère l’Église. Quand ils se grisent, ils sont bons vivants. Quand ils envoient crever en prison les suspects, ils sont fermes. Quand ils sont lâches, on les dit prudents. Quand ils sont stupides, on les suppose réfléchis ! Et on les respecte toujours.
On respecte le peuple. — Pourquoi ? Parce qu’il est ignorant, brutal, sauvage, grossier, féroce ?
On respecte les morts. La religion des morts est même, dit-on, une des délicatesses de Paris. En d’autres pays plus logiques on les traite, au contraire, avec un extrême sans-gêne. Je comprends qu’une infâme crapule mérite un peu de considération à partir de l’instant où son âme de gueux s’évapore. Mais le contraire me paraît juste pour un brave homme. Du moment qu’il n’est plus qu’une charogne en putréfaction, on lui doit juste le même respect qu’aux fumiers.
Que ne respectons-nous pas encore ?
— Le succès ? Quels que soient les moyens, tandis qu’on devrait au contraire respecter les moyens quel que fût le succès.
Les traditions ? C’est-à-dire la bêtise antique. L’ignorance séculaire de nos pères !
Et pour conclure : en France, entre le mépris irraisonné des uns et le respect religieux des autres, il n’y a jamais place pour le bon sens.
Fin de saison
( Gil Blas , 17 mars 1885)
Donc, on rentre à Paris.
— Qui ça ?
— Les Parisiens, parbleu.
— Ah ! Vraiment ! Les Parisiens étaient sortis de Paris ?
— D’où sortez-vous, vous-même, Monsieur, qui ignorez que les vrais Parisiens ne sont jamais à Paris. Ou plutôt ils y passent trois mois par an, avril, mai et juin. En juillet et en août, ils vont aux eaux des Pyrénées, de l’Auvergne ou de l’Allemagne. En septembre, octobre et novembre, ils chassent dans leurs terres. En décembre, ils traversent Paris pour acheter des costumes d’hiver, puis ils repartent bien vite pour la Méditerranée.
La Méditerranée, cela veut dire ce jardin incomparable qui commence à Hyères et qui finit à Menton, pour les Français. On y passe janvier, février et mars, et on part juste au moment où cette terre merveilleuse se met à fleurir. Les champs, oui les champs, les humbles champs sont pleins de fleurs sauvages plus belles que celles des serres. Des armées d’enfants les cueillent pour les vendre.
Les roses grimpent au sommet des arbres, et bientôt les citronniers et les orangers, ouvrant leurs grappes blanches, exhaleront un parfum si fort qu’il grise comme le vin. Leur odeur puissante et délicieuse emplira ce pays, le couvrira, l’endormira, le bercera ; et chaque nuit les lucioles, ces mouches de feu, danseront sous les feuillages, dans l’air embaumé, mêlant, par milliers, leurs vols lumineux. On croirait assister à l’éclosion miraculeuse de larves d’étoiles qui s’exercent à voltiger pour monter dans le firmament.
Mais les Parisiens seront partis. Car les Parisiens s’en vont. La saison fut sans grand événement. On a cependant potiné pas mal — car on potine sur la côte comme partout. Hyères est calme. Sa splendeur est passée. Plus loin dans les sauvages montagnes des Maures inexplorées jusqu’ici, de nouvelles stations se préparent. La grande plage de Cavalaire attend des acheteurs. Tout le long de l’admirable golfe de Grimaud les boulevards ouverts dans les forêts de sapins attendent des villas Qui vivra verra.
Saint-Raphaël. — Ici tous les propriétaires sont médecins. Ils attendent leurs malades — qui ne viennent pas vite.
On traverse l’Esterel, voici Cannes, l’aristocrate, la ville des princes, des princesses et des duchesses. Calme comme une grande dame, elle fait fi du menu bourgeois qui semble d’ailleurs l’abandonner, car il n’y trouve ni casino, ni promenade fréquentée, ni distraction d’aucune sorte, le théâtre ouvrant sa porte une fois par mois environ. Repoussé par la société altière et fermée de la route de Fréjus, rebuté par la maladresse ignorante de l’autorité locale qui ne fait rien pour lui, le particulier qui cherche à s’amuser s’en va à Nice.
Le merveilleux jardin de M. Doguin montre ce qu’on pourrait obtenir, si on voulait, si on savait, si on avait un peu l’intelligence des choses vraiment intéressantes et utiles.
La grande distraction de Nice et de Cannes au moment du carnaval consiste en des batailles de fleurs. Rien de plus charmant que ce long défilé de voitures chargées de bouquets, au bord de la mer, et que cette lutte à coups de roses, de violettes, d’anémones, de résédas, de tubéreuses, de mimosas.
La chronique, cet hiver, s’est émue de la brusque disparition du prince de Galles, en plein carnaval, en pleine tête. Bien des histoires ont circulé sur ce départ inattendu. D’après les uns, qui paraissent sûrs de leurs renseignements, la police de Londres aurait prévenu celle de Nice qu’un attentat était préparé contre l’Altesse roulante et joyeuse. On a même fait circuler le texte de dépêches confidentielles de grands journaux anglais à leurs correspondants. Ces dépêches disaient : « Un crime horrible a été conçu. Il menace la vie de notre prince héritier. Si le ciel permettait qu’un pareil malheur arrivât, veuillez nous télégraphier immédiatement les circonstances. Nous vous envoyons ci-joint un modèle de dépêche. Vous n’aurez qu’à biffer les mots inutiles :
« S.A.R. le prince de Galles a été attaqué — blessé assassiné — tantôt — rue… — au moment où il… — Le — ou les — meurtriers ont été — arrêtés — poursuivis — ou… ont échappé grâce à… etc. »
D’après d’autres personnes non moins bien informées, des hommes mal élevés auraient crié deux ou trois fois : « Khartoum ! » sur le passage de ce futur monarque sans souci. Enfin, une troisième version circule, d’après laquelle Sa Majesté la reine, la sévère et austère historiographe de John Brown, aurait rappelé son fils, trouvant mauvais qu’il jetât des violettes aux dames de France au bord des eaux bleues de la Méditerranée, tandis que les Arabes infidèles jetaient dans les eaux du Nil les uniformes rouges des soldats anglais.
Quoi qu’il en soit, l’aimable prince est parti si vite que tout le monde a flairé un mystère.
A Nice la vie joyeuse est en permanence comme la guillotine aux jours de la Terreur. Il faut qu’on s’amuse, le jour ou la nuit, du matin au soir et du soir au matin. Et on s’amuse, bon gré mal gré, sans rire et sans plaisir, sans entraînement et sans conviction. On s’amuse parce qu’il faut s’amuser à Nice. C’est la patrie élégante et blanche des rastaquouères et des princesses russes, des pilleurs de bourse de tout sexe. En cette ville du moins on offre aux étrangers tous les plaisirs possibles. On y joue la comédie, l’opérette et l’opéra. Mme Pasca vient d’y obtenir un grand succès dans une reprise de Séraphine, l’œuvre magistrale de M. Victorien Sardou, dont l’auteur, qui habite Nice, a dirigé les répétitions.
Voici Villefranche où l’escadre est à l’ancre. Les lourds navires de fer, accroupis sur l’eau, semblent des monstres étranges poussés du fond de la mer.
Mais dans le port, derrière les jetées, on aperçoit trois bateaux minces, longs, peints en gris, pareils à des poissons flottants. Ce sont les torpilleurs, les petites bêtes qui mangeront les grosses. De temps en temps, on voit une voiture venue de Menton s’arrêter sur la route qui domine le golfe. Un jeune homme en descend, regarde longtemps les énormes bâtiments dans la rade et les étroits bateaux dans le port, et il prononce la phrase célèbre de Victor Hugo : « Ceci tuera cela. »
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