Tourgueneff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l’écoutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large œil bleu aux pupilles mouvantes ; et il répondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire littéraires. Souvent Tourgueneff était chargé de livres étrangers et traduisait couramment des poèmes de Goethe, de Pouchkine ou de Swinburne.
D’autres personnes arrivaient peu à peu : M. Taine, le regard caché derrière ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil perçant de philosophe.
Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la bibliothèque Mazarine ; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle ; Claudius Popelin, le maître émailleur ; Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil et charmant.
Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de son esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et la science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. Sa tête, jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement — fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voix chante un peu ; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi.
Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil et cherche d’un coup d’œil sur les figures, l’état des esprits, le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une griserie d’artiste emporte les causeurs et les lance en ces théories excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un « mais… » étouffé dans les grands éclats ; puis, quand la poussée lyrique de Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d’une voix calme, avec des mots paisibles.
Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s’arrête, coupé comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d’une moustache assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d’une façon drôle et moqueuse.
D’autres arrivent encore : voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques cheveux blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement rasée. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce que lui demande chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine. Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit. Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de Théophile Gautier. Voici José Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, Céard, d’autres encore, Léon Cladel le styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze. Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractère de hauteur et de noblesse. Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille étrangement dilatée.
Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des gens de race. Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt. Il s’avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée libre.
Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.
C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert.
Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles. Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui recevait tous les dimanches.
Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y entendait ; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, bien qu’il les jugeât sévèrement de loin et qu’il répétât souvent la phrase de Proudhon : « La femme est la désolation du juste » ; il aimait le grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vécût on ne peut plus simplement.
Dans l’intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces, les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d’un rire content, franc, profond ; et ce rire semblait même plus naturel chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l’humanité. Il aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à Croisset, c’était un bonheur pour lui et il préparait la réception de loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait la table fine et les choses délicates.
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