La grand-mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne d’enfance de Charlotte Corday.
Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d’origine champenoise. C’était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s’étonna, sans s’indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il jugeait la profession d’écrivain un métier de paresseux et d’inutile. Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phénomène. Il ne parvint à apprendre à lire qu’avec une extrême difficulté. C’est à peine s’il savait lire, lorsqu’il entra au lycée, à l’âge de neuf ans.
Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.
Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul, jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.
Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspérer ; et il déclarait avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n’était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu’assis », disait-il.
Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes indubitables de cette naïveté persévérante.
Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il n’avait point la sensation nette des contacts. C’est à lui surtout qu’on peut appliquer ce qu’il écrivit dans sa préface aux Dernières Chansons , de son ami Louis Bouilhet :
« Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez ! »
Jeune homme, il était d’une beauté surprenante. Un vieil ami de sa famille, médecin illustre, disait à sa mère : « Votre fils, c’est l’Amour adolescent. »
Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d’artiste, dans une sorte d’extase poétique qu’il entretenait par la fréquentation quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le cœur frère qu’on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort tout jeune, d’une maladie de cœur, tué par le travail.
Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu’un autre ami, M. Maxime Du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et l’épilepsie, à l’expliquer l’une par l’autre. Certes, ce mal effroyable n’a pu frapper le corps sans assombrir l’esprit. Mais, doit-on le regretter ? Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants, sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les misères, toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale. Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de l’épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l’esprit ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une sorte d’appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus sombre d’envisager les choses, un soupçon devant les événements, un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu l’homme enthousiaste et vigoureux qu’était Flaubert, pour quiconque l’a vu vivre, rire, s’exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est indubitable que la peur des crises, disparues d’ailleurs dans l’âge mûr et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier que d’une façon presque insensible sa manière d’être et de sentir et les habitudes de sa vie. Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave Flaubert débuta en 1857 par un chef-d’œuvre, Madame Bovary .
On sait l’histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera marqué par ce procès, l’éloquente défense de M° Sénart, l’acquittement difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président, puis le succès vengeur, éclatant, immense !
Mais Madame Bovary a aussi une histoire secrète qui peut être un enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.
Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime Du Camp, qui la remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris. C’est alors qu’il éprouva combien il est difficile de se faire comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus intelligents. C’est de cette époque assurément que date ce mépris qu’il garda du jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou les négations absolues.
Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de Madame Bovary , M. Maxime Du Camp écrivit à Gustave Flaubert la singulière lettre suivante, qui, peut-être, modifiera l’opinion qu’on a pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en particulier sur la Bovary, dans ses Souvenirs littéraires :
« 14 juillet 1856.
Cher vieux,
Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s’agit de le dégager ; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile. On n’ajoutera pas un mot à ta copie ; on ne fera qu’élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que dans tout ceci je n’ai en vue que ton seul intérêt.
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