Puis, aussitôt achevée cette œuvre énorme, troublante, un peu confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.
Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre encyclopédique, Bouvard et Pécuchet , qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l’étude des connaissances humaines. »
Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale. Alors ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant toutes les connaissances de l’humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l’ouvrage.
Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire, à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, â la sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent l’éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.
Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns tes autres par les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d’un penseur qui constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise.
Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.
Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans la Tentation de saint Antoine , il l’a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours « l’éternelle misère de tout ».
La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain ; tout est incertain, variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. A moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »
Ce livre touche à ce qu’il y a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l’homme : c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.
Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose que l’invraisemblable. Pour les autres, c’est tout simplement le domaine de l’idée.
Les premiers romans de Flaubert ont été d’abord une étude de mœurs très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d’images, de visions.
Dans Bouvard et Pécuchet , les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents ; et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.
Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de sottises cueillies chez les grands hommes.
Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.
Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en entier.
Morale.
Amour.
Philosophie.
Mysticisme.
Religion.
Prophétie.
Socialisme (religieux et politique).
Critique.
Style
Esthétique.
Spécimens de style.
— Périphrases.
— Palinodies.
— Rococo.
Style des grands écrivains, des journalistes, des poètes.
— Classique.
— Scientifique.
— Médical.
— Agricole.
— Clérical.
— Révolutionnaire.
— Romantique.
— Réaliste.
— Dramatique.
— Officiel des souverains.
— Poétique officiel.
HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES
Beaux-arts
Beautés
— Du parti de l’ordre.
— Des gens de lettres.
— De la religion.
— Des souverains.
Bizarreries. — Férocités. — Excentricités. — Injures. — Sottises. — Lâchetés. — Exaltation du bas.
Opinions sur les grands hommes.
Les classiques corrigés.
Charabia officiel
— Discours.
— Circulaires.
IMBÉCILES
Le dictionnaire des idées reçues. Le catalogue des opinions chic.
Il les avait cependant classées ; mais il devait revoit cette classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié de cet amas de documents. Voici, toutefois, l’ordre dans lequel il a laissé ces notes : (voir page précédente).
C’est donc bien là l’histoire de la bêtise humaine sous toutes ses formes.
Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de ces notes.
PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION
Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse
Ce peuple si brillant n’a rien fondé, rien établi de durable, et il n’est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de livres et de statues. Il manqua toujours de raison.
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