Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.
MAXIME DU CAMP »
La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par une personne exercée et habile, n’aurait coûté à l’auteur qu’une centaine de francs ! Vraiment, c’est pour rien !
Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils, d’une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce seul mot : Gigantesque !
Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime Du Camp, se mirent au travail, en effet, pour dégager l’œuvre de leur ami de ce tas de choses bien faites, mais inutiles, qui la gâtaient ; car on lit sur un exemplaire, conservé par l’auteur, de la première édition du livre, les lignes suivantes :
« 20 avril 1857.
« Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris.
GUSTAVE FLAUBERT »
En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses originales et nouvelles sont biffées avec soin. Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier feuillet, ceci :
« Il fallait, selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et, selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, refaire les Comices d’un bout à l’autre ! De l’avis général, à la Revue, le pied bot était considérablement trop long, “inutile”. »
C’est là assurément aussi l’origine du refroidissement survenu dans l’ardente amitié qui liait Flaubert à M. Du Camp. S’il en fallait une preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de Louis Bouilhet à Flaubert :
« Quant à Maxime Du Camp, j’ai été quinze jours sans le revoir, et j’aurais passé l’année de la même façon, si lui-même n’était apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu’il fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m’a offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver une bibliothèque. Il s’est informé de toi et de ton travail. Ce que je lui ai dit de la Bovary l’a occupé beaucoup. Il m’a dit, en phrases incidentes, qu’il en était fort heureux, que tu avais tort de ne lui avoir jamais pardonné la Revue, qu’il verrait avec bonheur tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec conviction et franchise… »
Ces détails intimes n’ont d’importance qu’au point de vue des jugements portés par M. Du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus tard, entre eux.
L’apparition de Madame Bovary fut une révolution dans les lettres.
Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son esprit.
Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.
Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la contexture de la phrase.
Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d’œuvre de la langue, ainsi qu’on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.
Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, surprenante, complète.
Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de l’écrivain ; c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.
Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de l’impersonnalité dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fût jamais même deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je-ne-sais-quoi de presque divin qui est l’art.
Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible.
S’il attachait une importance considérable à l’observation et à l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la façon la plus parfaite à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à un enseignement quelconque.
Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l’art moral ou sur l’art honnête.
« Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils d’impuissants. »
La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social établi ; mais il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.
L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être consciencieux et artiste s’il s’efforce systématiquement de glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes.
Tout acte, bon ou mauvais, n’a, pour l’écrivain, qu’une importance comme sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal n’y puisse être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.
En dehors de lit vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions. Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple : Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres.
Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu’il raconte.
Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi. Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumé à l’onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal.
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