On peut donc aujourd’hui pénétrer par terre dans le massif des Maures.
Dès qu’on a traversé le fleuve, on atteint sur les pentes boisées des montagnes l’emplacement d’une ville future.
La côte de la Méditerranée est couverte de ces cités en projet. Celle-ci ogre un caractère particulier. Au milieu d’un joli bois de sapins qui descend jusqu’à la mer, s’ouvrent dans tous les sens de magnifiques avenues. Pas une maison, rien que le tracé des rues traversant des arbres. Voici les places, les carrefours, les boulevards. Leurs noms sont même inscrits sur des plaques de métal : boulevard Ruysdael, boulevard Rubens, boulevard Van Dyck, boulevard Claude Lorrain . On se demande pourquoi tous ces peintres ? Ah ! Pourquoi ? C’est que la Société s’est dite, comme Dieu lui-même avant d’allumer le soleil : « Ceci sera une station d’artistes ! » Boum ! La Société ! ! On ne sait pas dans le reste du monde tout ce que ce mot signifie d’espérances, de dangers, d’argent gagné et perdu, sur les bords de la Méditerranée ! La Société ! terme mystérieux, fatal, profond, trompeur !
En ce lieu pourtant, la Société semble réaliser ses espérances, car elle a déjà des acheteurs, et des meilleurs, parmi les peintres. On lit de place en place : « Lot acheté par M. Carolus Duran ; lot de M. Clairin ; lot de Mlle Croizette ; etc., etc. » Cependant… qui sait ?… Les Sociétés de la Méditerranée ne sont pas en veine.
Rien de plus drôle que cette spéculation furieuse qui aboutit à des faillites formidables. Quiconque a gagné dix mille francs sur un champ achète pour dix millions de terrains à vingt sous le mètre pour les revendre à vingt francs. On trace les boulevards, on amène l’eau, on prépare l’usine à gaz, et on attend l’amateur. L’amateur ne vient pas, mais la débâcle arrive.
Dans ce pays d’ailleurs, n’allez pas dire qu’il fait froid, qu’il a plu, que le mistral a soufflé. Car les habitants se réuniraient en armée pour vous lapider. Jamais de gelée, jamais d’eau, jamais de vent. Jamais de vent surtout ! C’est qu’ils ont l’air de croire vraiment que le mistral ne souffle jamais, alors qu’il dépierre les grand-routes.
On racontait cet hiver une anecdote assez amusante. L’excellent paysagiste Guillemet, qui fait, pendant l’été, ces remarquables vues de Normandie qu’on connaît, était venu à Saint-Raphaël. Ce peintre (ses amis le savent) a autant d’esprit que de talent. Or, comme il dînait, un soir, avec les grosses têtes d’une Société, ces messieurs célébrèrent si énergiquement et avec tant d’abondance les avantages du pays qu’on ne parla pas d’autre chose. Un d’eux enfin, un des plus importants, dit à l’artiste : « Eh bien, monsieur, avez-vous fait de jolies vues de nos côtes, cet hiver ? » Guillemet répondit qu’il avait travaillé le plus possible.
— « En destinez-vous une au Salon ?
— « Mais oui.
— « Peut-on vous demander le sujet ?
— « Certainement. C’est Saint-Raphaël sous la neige. »
Continuons notre voyage.
La route suit la mer, serpente le long de la côte dans un admirable paysage. A droite, c’est la montagne, quarante kilomètres de cimes, de vallons où coulent de petits torrents, une immense forêt de sapins, onduleuse et soulevée comme une tempête, sans un village, sans une maison, presque sans route, un désert boisé.
Mais voici que nous arrivons sur les bords d’un admirable golfe qui s’enfonce dans une échancrure des monts, le golfe de Grimaud. En face de nous, de l’autre côté, nous apercevons une petite ville, Saint-Tropez, la patrie du bailli de Sufren.
Et nous traversons un village, Sainte-Maxime. A quelle extrémité du monde sommes-nous donc ? On lit sur les murs de ce hameau, qui compte seulement quelques maisons et que traversent deux voitures par jour : « Par ordre de M. le Maire, il est défendu de trotter dans les rues. »
Mais on trotte, dans les rues de Paris, monsieur le Maire ! Et Paris est plus grand que Sainte-Maxime ; et il y a quelques voitures de plus. On trotte même à Marseille, monsieur le Maire, et Marseille est aussi plus grand que Sainte-Maxime. Voyons, laissez-nous trotter, que diable, nous n’écraserons pas vos soixante habitants d’un coup. Mais pourquoi, oui, pourquoi ne peut-on pas trotter dans les rues de Sainte-Maxime ? Confiez-nous-en la raison, je vous prie, car je ne la devine pas.
Quand je vous disais que nous étions ici au bout du monde ! Mais quelle magnifique route, le long du golfe, avec une grande montagne boisée en face, et, au fond du large bassin, un village en pyramide sur une côte, dominée par la tour en ruine d’un château.
Voici encore des avenues dans une superbe forêt de sapins. La Société a préparé une station ici. Elle a eu raison, ma foi. J’apprends que le charmant peintre Jeanniot y possède un terrain.
On aperçoit une maison, enfui, une belle maison ancienne qui domine un admirable paysan. Elle appartient à M. de Raymond.
On approche du village grimpé autour du monticule. C’est une ancienne ville des Maures. Voici leurs demeures précédées d’arcades, avec leurs étroites fenêtres, les portes couvertes de belles ferrures ouvragées, les cours mystérieuses qu’on trouve en toute maison mauresque ; et les hauts palmiers poussés sur les terrasses, les aloès aux fleurs monstrueuses, les cactus géants, toutes les plantes d’Afrique.
Et le grand soleil d’été tombe en nappes de feu sur la vieille petite cité étrange et tranquille au fond de son golfe. On la nomme Grimaud.
C’est ici le berceau de l’ancienne famille des Grimaldi.
Nous suivons la route d’Hyères, nous traversons un autre village, Cogolin ; puis nous tournons à droite dans un ravin profond et nous entrons dans l’inconnu, dans l’inhabité.
Plus de route, une ornière qui côtoie un torrent et le coupe à tout instant. Il faut sauter de pierre en pierre au risque de tomber en des trous pleins d’eau. Plus rien que des sapins et des vallons déserts ; toujours des vallons, toujours des sapins ; un vaste pays nu, sauvage, d’un caractère sévère et calme, moins tourmenté que les régions des grandes montagnes, mais plus poétiquement beau, plus largement triste.
On aperçoit, là-bas, une petite maison abandonnée. Et voici ce qu’on me raconte :
Il y a soixante ans environ, deux jeunes gens, une belle fille et un beau garçon, vinrent s’installer là, tout seuls. On parla, tout bas, d’une histoire d’amour, d’un enlèvement. Ils vécurent ensemble jusqu’au dernier hiver, heureux, invraisemblablement heureux, au milieu de leurs enfants. L’homme avait quatre-vingt-deux ans quand sa vieille compagne apprit qu’il entretenait une fille des environs !
En une seconde, tout son bonheur, son long bonheur si doux, s’écroula, et la misérable femme se jeta par la fenêtre. Elle mourut le lendemain.
Il est si admirablement placé dans cet austère paysage ce drame simple et biblique, qu’il semble inventé par un poète. Nous allons toujours et nous parvenons dans une sorte d’impasse, dans un grand cirque vert entouré de cimes. Il faut monter par un sentier, de chèvres ; nous montons, découvrant à tout instant par-dessus les sommets moins élevés toute cette contrée de ravins sauvages.
Puis nous passons entre deux pics, nous allons sur le flanc du mont, et bientôt apparaît une immense châtaigneraie qui descend comme un manteau de haut en bas de la montagne, une ruine énorme, presque noire, surprenante. Une longue suite d’arceaux, appuyés au roc, supportent sur leurs voûtes l’antique et croulante abbaye de La Verne.
Certaines parties datent du IX esiècle. Aujourd’hui des vaches habitent dans le cloître où circulaient les moines ; une famille de pâtres occupe un vaste bâtiment plus récent qui semble refait au XVII esiècle.
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