Il murmure, ce jet d’eau, mais au prix de quels efforts ? — Voyez-vous là-haut, sur le toit de la bicoque, cette chose en zinc qui semble une énorme boîte à sardines ? C’est le réservoir. Et chaque matin, avant de partir pour le bureau (car il est employé quelque part), monsieur descend en pantalon et en manches de chemise, et il pompe, il pompe, il pompe à perdre haleine pour alimenter son irrigateur champêtre. Quelquefois sa femme, agacée par le bruit monotone et continu de l’eau qui monte dans le tuyau le long de la maison, derrière le mur si mince où s’appuie son lit, apparaît à la fenêtre en bonnet de nuit et crie : « Tu vas te faire du mal, mon ami ; il est temps de rentrer. » Mais il refuse de la tête, sans interrompre son mouvement balancé. Il pomperait jusqu’à la fluxion de poitrine plutôt que de renoncer au bonheur de contempler, le soir, après son dîner, l’imperceptible filet d’eau qui s’émiette aussitôt que sorti de l’appareil pointu, et retombe en buée sur les deux poissons rouges et la grenouille apprivoisée, maigrie dans la cuvette en ciment dont elle essaye sans repos de s’échapper.
C’est le dimanche surtout que s’épanouit vraiment la satisfaction du propriétaire suburbain. Il a revêtu un costume en harmonie avec sa position : pantalon de coutil, veston de toile et chapeau panama. Le jet d’eau fonctionne dès le matin ; on attend les invités. Ils apparaissent par trois convois différents, et, à chaque arrivée, on revisite la maison tout entière.
Puis on déjeune avec des neufs couvis venus de Normandie en passant par Paris. Les légumes ont suivi le même itinéraire ; et on mâche indéfiniment, sans parvenir à la réduire, cette viande invincible de la banlieue, rebut des boucheries parisiennes.
La fenêtre est ouverte toute grande ; et la poussière entre à flots, poudre les gens et les plats ; et chaque train qui passe fait lever les convives qui adressent, par facétie, des signes aux voyageurs en agitant leurs serviettes. La fumée charbonneuse des locomotives entre à son tour dans la salle à manger et dépose sur les nez, sur les fronts et la nappe de petites taches noires qui s’agrandissent sous le doigt.
Puis la journée s’écoule lamentablement. Aucune promenade aux environs, aucun bois, aucun arbre. La maison, brûlante comme une chaufferette, est inhabitable. La grenouille et les poissons rouges s’agitent dans l’eau bouillante du bassin. De minute en minute, un train passe.
Mais le propriétaire rayonne ; il est chez lui !
La laideur continue de ces bicoques, la monotone platitude de la campagne m’écœurèrent bientôt si fort que je me retournai vers le wagon.
Les deux amoureux maintenant étaient penchés à l’autre portière, et ils regardaient au-dehors tout en se tenant par la taille. Des bribes de conversation m’arrivaient :
— « Regarde celle-là, comme elle est jolie ? »
— « Tiens, c’est celle-ci qui me plairait. »
Ils admiraient ces boîtes à bourgeois poussées comme des champignons tout le long du chemin de fer.
Ils en aperçurent une, en forme de cage, avec deux tourelles. Et le jeune homme murmura en serrant plus vivement contre lui sa voisine dans un élan de désir : « Tiens, si nous avions celle-là, comme on serait bien ! »
La galanterie
( Le Gaulois , 27 mai 1884)
Toute la physionomie d’un peuple consiste surtout dans ses qualités et ses défauts héréditaires. Et ses défauts sont souvent aussi charmants que ses qualités.
En France, quelques-unes de nos grâces originelles ont persisté jusqu’à nous mais aussi quelques-unes ont disparu, des plus typiques et des plus aimables.
Les principaux signes du caractère français sont l’esprit, la mobilité, l’insouciance ; — une certaine exaltation mêlée de scepticisme, de la générosité atténuée par de l’ironie, la bravoure et la galanterie.
Quoi qu’on dise, on a encore de l’esprit chez nous, de l’esprit alerte, bien né, joyeux, bon enfant. Cette terre du vin sera toujours la terre de l’Esprit.
Il est cependant certain que l’avènement de la Démocratie a modifié notre manière de rire.
La gravité pontifiante des lourdauds qui pérorent au Palais Bourbon a certes une influence néfaste sur la rate du bourgeois français. Pourtant les hommes d’esprit ne manquent point dans le parti républicain. Faut-il citer ces maîtres : Rochefort, Scholl, Chapron, About ? Mais ceux-là n’ont rien de commun avec les pesants doctrinaires de la Chambre et avec les sinistres braillards que Jean Béraud a si véridiquement portraiturés dans son tableau du présent Salon.
De la mobilité, nous en avons toujours. N’en disons point trop de mal. C’est cette qualité qui diversifie si allégrement nos mœurs et nos institutions. Elle fait ressembler notre pays à un surprenant roman d’aventures dont la suite à demain est toujours pleine d’imprévu, de drame et de comédie, de choses terribles ou grotesques. Qu’on se fâche et qu’on s’indigne, suivant les opinions qu’on a, il est bien certain que nulle histoire au monde n’est plus amusante et plus mouvementée que la nôtre.
Au point de vue de l’Art pur — et pourquoi n’admettrait-on pas ce point de vue spécial et désintéressé en politique comme en littérature ? — elle demeure sans rivale. Quoi de plus curieux et de plus surprenant que les événements accomplis seulement depuis un siècle ?
Que verrons-nous demain ? Cette attente de l’imprévu n’est-elle pas, au fond, charmante ? Tout est possible chez nous, même les plus invraisemblables drôleries et les plus tragiques aventures.
De quoi nous étonnerions-nous ? Quand un pays a eu des Jeanne d’Arc et des Napoléon, il peut être considéré comme un sol miraculeux.
Et n’est-ce pas, en effet, un miracle du caractère français de voir le Conseil municipal de Paris devenu tout à coup presque réactionnaire ?
Sommes-nous toujours insouciants, exaltés et sceptiques, généreux et ironiques, aventureux et braves ? Oui, certes, on le peut affirmer, sans qu’il soit nécessaire de le prouver.
Sont-ce là des qualités ou des défauts ? Qu’importe ! Ce sont, en tout cas, les signes héréditaires du tempérament français.
Mais nous avons perdu la plus charmante de nos alités : la galanterie.
Nous étions le seul peuple qui aimât vraiment les femmes ou plutôt qui sût les aimer, comme elles doivent être aimées, avec légèreté, avec grâce, avec esprit, avec tendresse, et avec respect. La galanterie était une qualité toute française, uniquement française, nationale.
Regardons autour de nous.
Les Anglais sont passionnés, sensuels et commerçants en amour. A la fin de toute aventure il faut épouser ou payer.
Les Allemands placent la femme dans un nuage, rêvent et soupirent, débitent des choses sentimentales avec une lourde exaltation, mangent du porc, des saucisses et de la choucroute, et boivent des tonneaux de bière en soupirant des fadeurs.
L’Espagnol est ardent, pratique ; l’Italien lui ressemble ; les peuples du Nord sont poétiques ; le Russe est brutal.
Que faut-il entendre par la galanterie ?
C’est l’art d’être discrètement amoureux de toutes les femmes, de faire croire à chacune qu’on la préfère aux autres, sans laisser deviner à toutes celle qu’on préfère, en vérité.
C’est la galanterie qui rendait charmants les salons, charmantes les mœurs, et charmants les hommes d’autrefois. Les femmes aujourd’hui sont pour nous des étrangères, des dames, des êtres parés dont nous ne nous soucions guère, à moins d’être amoureux d’une d’elles. Nous ne leur parlons que pour leur raconter les faits du jour ou les scandales de la nuit, nous avons oublié notre métier d’hommes.
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