Ces derniers auraient donc, au contraire, une propension à compliquer. On les pourrait appeler les subtils.
Dans les œuvres des premiers la vie apparaît par images comme dans la réalité. Les visions passent devant les yeux du lecteur, éveillant en lui plus ou moins d’attention, plus ou moins de réflexion ; il en tire, suivant Le degré de son intelligence, des conclusions plus ou moins profondes, et des déductions plus ou moins étendues. Il peut, à son gré, s’il n’est doué d’aucun esprit de pénétration, se contenter de regarder se dérouler l’aventure et agir les personnages comme il regarderait un accident et des passants dans la rue. Les subtils, au contraire, forcent les lecteurs à un travail de pensée délicieux pour les uns et pénible pour les autres. Il faut, pour suivre toutes les finesses de leurs aperçus et les arguties de leurs remarques, demeurer toujours en éveil, toujours au guet ; on accomplit à leur suite un voyage d’exploration dans le cerveau humain ; il faut un effort constant d’attention et d’intelligence pour marcher derrière eux, dans ce dédale.
Parmi les écrivains classés dès aujourd’hui comme des maîtres (je ne parle que des observateurs artistes), Flaubert représente parfaitement le type du romancier essentiellement objectif, tandis que les frères de Goncourt sont des subtils.
Parmi les écrivains actuellement en plein labeur et en plein talent, deux hommes nous montrent, avec des qualités très différentes, des manières de voir et d’écrire très opposées, et une valeur tout à fait supérieure, deux types très différents-de subtils.
Ce sont MM. Catulle Mendès et Paul Bourget.
CATULLE MENDÈS
Chez lui, tout est subtil et tout est séduisant. C’est un poète charmant, un poète même en prose.
Il n’a qu’un souci médiocre de la réalité, et se contente de demeurer dans le possible, par suite, sans doute, de cette certitude que « tout arrive ».
Je veux dire par là qu’au lieu de chercher à frapper l’esprit par la vraisemblance éclatante, indéniable, des caractères et des faits, ce que veulent obtenir les réalistes en négligeant les vérités exceptionnelles pour ne choisir que les vérités constantes, il aime, il préfère les personnages qui ont un grain d’anormal, et les sujets où se mêle un peu d’étrange. Sa fantaisie charmante, imprévue et bizarre se plaît hors la règle commune. Elle évoque des êtres capricieux, délicats, pervers, toujours subtils, toujours compliqués, toujours intéressants par le mystère, souvent criminel, de leur âme.
Il a bien fait ressortir toutes les ressources surprenantes de son exquis talent dans cette série de singuliers portraits qu’il intitula les Monstres parisiens.
Il vient de publier deux volumes où il montre sous deux faces nouvelles ses admirables qualités d’observateur indépendant et fantaisiste. L’un de ces deux livres est fortement osé, il s’appelle Les Boudoirs de Verre. L’autre, non moins délicat et rusé, mais plus honnête, a pour titre Les Jeunes Filles.
Dans l’un et dans l’autre apparaît cette subtilité alerte, pénétrante, si artiste, si personnelle qui est la marque de son talent, qui fait de Catulle Mendès un maître curieux ne ressemblant à personne, ne pouvant être classé dans aucune école, ni comparé à aucun écrivain.
Son style fin, agile, malin, sournois a des hardiesses secrètes, des hardiesses jésuitiques que personne ne tenterait. Sa pensée masquée et merveilleusement servie par l’incomparable artifice de cette langue, ne recule devant rien et si on poursuivait les écrivains, aucun magistrat ne pourrait relever un outrage à la morale dans ces contes d’une corruption sans pareille, mais d’une telle adresse de phrase qu’ils braveraient les plus adroits inquisiteurs.
PAUL BOURGET
Il vient de publier un très remarquable volume, L’Irréparable, qui donne bien la note de ce penseur, de cet observateur profond et mélancolique.
Celui-là est surtout un délicat, un effarouché devant les brutalités de la vie, un vibrant et un spleenétique à la manière anglaise.
Tout préoccupé des phénomènes mystérieux de l’âme, il les suit avec une subtilité sérieuse et les exprime en une langue précise, un peu philosophique, mais qui dévoile merveilleusement toutes les obscures évolutions de la pensée et de la volonté chez l’être humain.
C’est sur les femmes que s’exerce le plus volontiers son analyse pénétrante et bienveillante, car on sent qu’il aime les femmes d’un amour infini et désintéressé. Il les connaît, les raconte, les montre avec une étonnante sûreté de vue, et la délicatesse presque exagérée de sa pensée apparaît à tout instant, soit qu’il parle des hommes qui veulent seulement avoir des femmes, verbe brutal qui décèle bien la secrète brutalité de ces sortes de rapports cruels entre les sexes, qu’on appelle pourtant du beau nom « d’amour », soit qu’il analyse un de ses personnages qu’il montre atteint d’une maladie étrange bien moderne, observée et exprimée par lui avec une rare perspicacité : « Il était malade d’un excès de subtilité, toujours à la recherche de la nuance rare, et, quoique supérieurement intelligent, il ne devait jamais atteindre à cette large et franche conception de l’art qui produit les œuvres géniales. »
Il dit ailleurs (c’est une femme qui parle) : « J’étais toute jeune alors, je n’avais pas acquis cette indulgence que donne le sentiment de l’inachevé de la vie… »
Quoi de plus juste, de plus saisissant et de plus aigu que ces observations qui tombent de sa plume, au cours du récit, de page en page ? Il semble qu’il porte une lampe, une petite lampe vive et mystérieuse comme celle des mineurs et qu’il éclaire, d’une rapide lumière, par une ligne, par un mot, à mesure qu’il fait agir un personnage, le fond secret de sa pensée. Et il donne en même temps, lui aussi, d’une façon discrète et un peu triste, son avis sur les choses et les hommes. Il laisse apparaître sans cesse ses déductions, ne laissant pas au lecteur le choix et la liberté, soit de conclure dans un sens ou dans l’autre, soit de ne point conclure du tout.
Paul Bourget qui avait pris, comme poète et comme critique, une place éminente parmi les écrivains de ce temps, vient de se placer aussi au premier rang des romanciers observateurs, psychologues et artistes.
Par-delà
( Gil Blas , 10 juin 1884)
Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s’amusent, ceux qui sont contents.
Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis, tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils entendent.
Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu des enfants. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de distractions.
Ils ne s’ennuient ni les uns ni les autres.
La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.
Mais d’autres hommes, parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.
Dès qu’ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu’attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.
Heureux ceux qui ne connaissent pas l’écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées ; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, les mêmes meubles, le même horizon, le même ciel, de sortir par les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s’aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout lasse. Faut-il que nous ayons l’esprit lent, fermé, et peu exigeant pour nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde n’ait pas encore crié : « Au rideau ! », n’ait pas demandé l’acte suivant avec d’autres êtres que l’homme, d’autres formes, d’autres fêtes, d’autres plantes, d’autres astres, d’autres inventions, d’autres aventures.
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