Vraiment personne n’a donc encore éprouvé la haine du visage humain toujours pareil, la haine du chien qui rôde par les rues, la haine surtout du cheval, animal horrible monté sur quatre perches et dont les pieds ressemblent à des champignons.
C’est de face, qu’il faut voir un être pour en juger la plastique. Regardez de face un cheval, cette tête informe, cette tête de monstre plantée sur deux jambes minces, noueuses et grotesques ! Et quand elles traînent des fiacres jaunes, ces affreuses bêtes, elles deviennent des visions de cauchemar. Où fuir pour ne plus voir ces choses vivantes ou immobiles, pour ne pas recommencer toujours, toujours, tout ce que nous faisons, pour ne plus parler et pour ne plus penser ?
Vraiment nous nous contentons de peu. Est-ce possible que nous soyons joyeux, rassasiés ? Que nous ne nous sentions pas sans cesse ravagés par un torturant désir de nouveau, d’inconnu ?
Que faisons-nous ? A quoi se bornent nos satisfactions ? Regardons les femmes surtout. Le plus grand mouvement de leur pensée consiste à combiner les couleurs et les plis des étoffes dont elles cacheront leur corps, pour le rendre désirable. Quelle misère !
Elles rêvent d’amour. Murmurer un mot, toujours le même, en regardant au fond des yeux un homme. Et voilà tout. Quelle misère !
Et nous, que faisons-nous ? Quels sont nos plaisirs ?
Il est, paraît-il, délicieux de se tenir d’aplomb sur le dos d’un cheval qui court, de le faire sauter par-dessus des barrières, de savoir lui faire exécuter des mouvements quelconques avec des pressions de genou ?
Il est, paraît-il, délicieux de parcourir les bois et les champs avec un fusil dans les mains et de tuer tous les animaux qui s’enfuient devant vos pas, les perdrix qui tombent du ciel en semant une pluie de sang, les chevreuils aux yeux si doux, qu’on aimerait caresser, et qui pleurent comme des enfants ? Il est, paraît-il, délicieux de gagner ou de perdre de l’argent en échangeant, avec un autre homme, des petits cartons de couleur, suivant des règles acceptées ? On passe des nuits à ces jeux, on les aime d’une façon désordonnée !
Il est délicieux de sauter en cadence ou de tourner en mesure avec une femme entre les bras ? Il est délicieux de poser sa bouche sur les cheveux de cette femme, quand on l’aime, ou même sur le bord de ses vêtements.
Voilà tous nos grands plaisirs ! Quelle misère !
D’autres hommes aiment les arts, la Pensée ! Comme si elle changeait, la pensée humaine ?
La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les monotones paysages sans qu’ils ressemblent même jamais à la nature, à dessiner des hommes, toujours des hommes, en s’efforçant, sans y jamais parvenir, de leur donner l’aspect des vivants. On s’acharne ainsi, inutilement, pendant des années, à imiter ce qui est ; et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes da la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu’on a voulu tenter.
Pourquoi ces efforts ? Pourquoi cette imitation vaine ?
Pourquoi cette reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? Misère !
Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des nuances ? Toujours pourquoi ?
Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces hommes, qu’imiter l’homme ! Ils s’épuisent en un labeur stérile. Car l’homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable. Depuis que s’agite notre courte pensée, l’homme est le même ; ses sentiments, ses croyances, ses sensations, sont les mêmes, il n’a point avancé, il n’a point reculé, il n’a point remué. A quoi me sert d ‘apprendra ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures d’un roman ?
Ah ! Si les poètes pouvaient traverser l’espace, explorer les astres, découvrir d’autres univers, d’autres êtres, varier sans cesse pour mon esprit la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des horizons inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces impuissants, que changer la place d’un mot, et me montrer mon image, comme les peintres. A quoi bon ? Car la pensée de l’homme est immobile.
Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours. Nous sommes emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor.
Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits insignifiants au moyen d’instruments ridiculement imparfaits qui suppléent cependant un peu à l’incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un pauvre chercheur qui meurt à la peine, découvre que l’air contient un gaz encore inconnu, qu’on dégage une force impondérable, inexplicable et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap, que parmi les innombrables étoiles ignorées il s’en trouve une qu’on n’avait pas encore signalée dans le voisinage d’une autre vue et baptisée depuis longtemps. Qu’importe ?
Nos maladies viennent de microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent les microbes ? Et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils, d’où viennent-ils ?
Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !
Notre mémoire ne peut même pas contenir le dix millième des confuses et misérables observations faites par nos savants et enregistrées dans des livres. Nous ne savons même pas constater notre faiblesse et notre incapacité ; car, ne faisant que comparer l’homme à l’homme, nous mesurons mal son impuissance générale et définitive.
Il n’est pas de remède. Les uns voyagent. Ils ne verront jamais autre chose que des hommes, des arbres et des animaux.
C’est en voulant aller loin qu’on comprend bien comme tout est proche, et court et vide. — C’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini. — C’est en parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite et toujours pareille.
Heureux ceux dont les appétits sont proportionnés aux moyens, qui vivent satisfaits de leur ignorance et de leurs plaisirs, ceux que ne soulèvent point sans cesse des élans impétueux et vains vers l’au-delà, vers d’autres choses, vers l’immense mystère de l’Inexploré.
Heureux ceux qui s’intéressent encore à la vie, qui la peuvent aimer ou supporter.
Le romancier J. K. Huysmans, dans son livre stupéfiant, qui a pour titre A Rebours , vient d’analyser et de raconter de la façon la plus ingénieuse, la plus drôle et la plus imprévue, la maladie d’un de ces dégoûtés.
Son héros, Jean des Esseintes, ayant touché à tous les plaisirs, à toutes les choses réputées charmantes, à tous les arts, à tous les goûts, trouvant insipide la vie, odieuses les heures monotones et semblables, se fabrique, à force d’imagination et de fantaisie, une existence absolument factice, absolument cocasse, vraiment à rebours de tout ce qu’on fait ordinairement.
Voici d’abord, pour donner l’idée de l’état d’esprit de ce singulier personnage : — « Il songeait simplement à se composer, pour son plaisir personnel et non plus pour l’étonnement des autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d’une façon rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée aux besoins de sa future solitude.
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