C’est de ces ressassées, de ces relavages sans fin que viennent l’insurmontable ennui, la noire monotonie, l’insupportable insignifiance des innombrables recueils poétiques pondus chaque année par les Chérubins de la littérature française.
Si l’Académie voulait faire de bonne besogne (et elle n’en fera pas), il faudrait qu’elle dressât une liste des mots et des choses poétiques dont il serait défendu aux poètes de se servir désormais. Plus de perles de rosée, plus de lune argentée, plus de blondes jeunes filles, plus d’étoiles d’or. Cela nous donne des nausées comme si nous avions une indigestion de sirops.
C’est qu’il est difficile d’être poète aujourd’hui ; après tant de maîtres. Il faut briser les chaînes de la tradition, casser les moules de limitation, répandre les fioles étiquetées d’élixirs poétiques, et oser, innover, trouver, créer ! On a ramassé, pour les sertir, toutes les pierres fines qui traînaient au soleil ; mais il en est d’autres assurément, plus cachées, plus difficiles à voir. Cherchez, poètes, ouvrez la terre : elles sont dedans ; remuez les fanges si vous les croyez dessous ; fouillez partout dans les profondeurs, car toutes les surfaces ont été retournées.
C’est cette recherche acharnée du nouveau, de l’originalité dans l’invention, que je ne vois pas encore très accentuée chez les poètes grecs contemporains. Ils célèbrent leur patrie avec talent et répètent, avec beaucoup de grâce il est vrai, trop de lieux communs. Quelques-uns pourtant montrent une allure très personnelle et très franche, un vrai souffle. Mais ils ont de tels ancêtres qu’il ne leur est pas permis de ressembler à tous les poètes qui chantent sur la terre l’amour et la liberté ! Mme Juliette Lamber, d’ailleurs, reconnaît elle-même que les poètes grecs contemporains ne font que préluder encore. Mais elle constate que le génie poétique vit, toujours ardent, dans ce peuple ; elle indique de quels germes éparpillés va sortir l’école nouvelle qui deviendra l’école grecque moderne ; elle pressent, annonce les artistes qui vont naître sur cette terre inépuisable ; et tous les fragments qu’elle cite, non comme des chefs-d’œuvre, mais comme de grandes promesses, me donnent la conviction qu’elle ne se trompe pas.
Vive Mustapha !
( Le Gaulois , 30 juin 1881)
Il est bien difficile, vraiment, de se fier aux renseignements que nous fournit la presse française. Au moment où nos troupes marchaient vers Tunis, à travers le pays qu’on suppose encore être celui des Kroumirs, des journalistes, assurément mal intentionnés, ont fait courir des bruits fâcheux sur le sympathique Mustapha-ben-Ismail, que nous possédons aujourd’hui dans nos murs.
On racontait une histoire à peu près pareille à celle de la grande-duchesse de Gerolstein, nommant d’un seul coup général un beau garçon. Le Bey, semblable en cela aux vieux célibataires qui ne veulent être servis que par de jolies bonnes, aurait fait son premier ministre d’un petit, tout petit employé du palais, séduit par sa grâce et sa bonne mine.
On ajoutait que le jeune ministre avait pour nous une médiocre amitié, et qu'il l’avait plus d’une fois prouvé à notre consul.
On accuse vite en France. On tourne vite aussi. La même presse, aujourd’hui, n’a point assez d’encensoirs pour notre gracieux visiteur, qui est devenu notre ami, le meilleur de nos amis, depuis que le képi galonné du général Bréart a franchi les portes de Tunis.
Que croire ? Les articles d’alors ou ceux du jour ? On me dira : « Cela n’a point d’importance. Mustapha est notre hôte, il est de bon goût de ne lui faire entendre que des paroles aimables. » Très bien, j’admets cette raison ; cependant, moi, lecteur, abonné du journal, je demande à être renseigné, bien renseigné, jamais trompé par ma feuille.
Mustapha est notre hôte, c’est vrai ; mais, si j’avais la fantaisie d’aller demain me promener à Naples, je serais l’hôte de l’Italie, ce qui n’empêcherait point nos deux voisins de m’en faire entendre de belles. Ce n’est pas moi qui l’ai invité, ce ministre tunisien. — Mais, au fait, qui l’a invité à venir nous voir ? Est-ce M. Grévy ? Je ne crois pas ; on dit même qu’il a paru un peu surpris de sa visite. Est-ce M. Duhamel, le secrétaire intime de M. Grévy ? Ce n’est pas non plus vraisemblable. — M. Duhamel, qui jouit de toute l’amitié de son président, ne doit point voir d’un très bon œil le nouveau venu. Songez donc : on dit le jeune ambassadeur si charmant, si séduisant ! On raconte qu’il a si complètement conquis la faveur de son maître ! On affirme que son pouvoir sur le Bey est si complet, qu’un nouveau cas de séduction peut se produire.
C’est bien incroyable, je l’avoue. Mais enfin, il faut toujours craindre, et je suis persuadé que le secrétaire de M. Grévy n’aurait aucun goût pour aller remplacer Mustapha près du Bey, en laissant à l’Élysée son heureux rival. Il est possible aussi que le Bey préfère les services de son ministre à ceux de M. Duhamel.
Qui donc a invité Mustapha ? M. Gambetta. Non. — Dans quel but ? — Autour de M. Gambetta, qui peut être intéressé à la visite du Tunisien ? — Trompette ? Allons donc, quelle folie ! — Mais pourtant ?… Non, vraiment, ça n’a pas le sens commun.
Je ne trouverai pas, décidément. J’y renonce. Ainsi Mustapha est notre hôte. Soyons Écossais. Je ne sonderai point ses reins, mais je veux savoir, moi lecteur, abonné du journal, pourquoi les journalistes ont si vite changé d’allure à son égard, même avant qu’il eût mis le pied sur le sol de la France.
Cherchons. Relisons les récits des feuilles. Mustapha monte sur la Jeanne d’Arc. Il donne des brillants au capitaine, des brillants aux seconds, des brillants à droite, des brillants à gauche. Ah ! Diable. Est-ce que je brûlerais ? — Puis on parle d’une petite décoration vert et rouge dont il aurait apporté des milliers ! — Tiens, y serais-je ? — Il arrive, il arrive. Les reporters sont là, presque le front par terre, comme en Orient, et ils murmurent quelque chose. — Quoi ? Mustapha a bien entendu, lui ; car sur son passage chacun, sur des tons différents, répète sans fin la même phrase. Les commissionnaires des gares, les cochers de fiacre, les garçons d’hôtel, tous, ils disent d’un air humble, ainsi que les pauvres à la porte des églises : « Un petit Nicham, s’il vous plaît ! » Comme on dirait : « Un petit sou ! » Les pauvres ajoutent ordinairement : « Le bon Dieu vous rendra ça. » Les reporters, eux, ont une autre formule ; la voici : Le journal vous revaudra ça en bonne copie.
L’hospitalité écossaise commence.
Le prince (il paraît qu’il est prince) avait annoncé son intention d’aller aux Halles en arrivant. Un journal très subtil, très rusé, très prévoyant, dément cette nouvelle. « Si vous allez aux Halles, Excellence, que ce soit incognito. Autrement on pourrait rire, faire des allusions. Qui sait ? Le peuple français est blagueur, on vous appellerait peut-être cuisinier, histoire de plaisanter. Il ne faut pas marcher en aveugle à travers Paris, nous seront votre caniche, Excellence. Nous savons exercer les devoirs de l’hospitalité, que diable ! Un petit Nicham, s’il vous plaît ! »
« Nous savons, d’ailleurs, ce qu’on doit dire à des princes étrangers, qui ont des décorations dans leurs poches. D’abord, vous aimez les arts, n’est-ce pas ? — Non. — Si, pardon, vous les aimez. Allez à l’Opéra. Nous parlerons de votre goût éclairé pour la musique. Vous avez bien entendu quelquefois un orgue de Barbarie, n’est-ce pas ? — Non. — Alors, une boîte à musique ? — Je sais que le Bey possède une boîte à musique superbe dont il joue un petit air à ses ministres quand ils ont bien travaillé. — Ça suffit. Vous adorez la musique. Vous verrez, d’ailleurs ; lisez le journal, demain. »
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