Et du Racan :
Bien que du Moulin en son livre
Semble n’avoir rien ignoré,
Le meilleur est toujours de suivre
Le prône de notre curé.
Toutes ces doctrines nouvelles
Ne plaisent qu’aux folles cervelles.
Pour moi, comme une humble brebis,
Sous la houlette je me range :
Je n’ai jamais aimé le change
Que des femmes et des habits.
Et du Scarron :
Maynard qui fit des vers si bons
Eut du laurier pour récompense !
Ô siècle maudit ; quand j’y pense,
On en fait autant aux jambons !
Je n’en finirais point. J’en pourrais citer vingt volumes.
C’est bien bénin, n’est-ce pas, et déplorablement ennuyeux ? Ce sont les « nouvelles à la main » de l’époque, les traits à la mode, la poussière volante de l’esprit français d’alors. C’est usé.
Mais j’ai nommé tout à l’heure Montaigne ! Est-il usé celui-là ? Rabelais a-t-il cessé d’être la quintessence même de l’esprit ? Voltaire a-t-il tant vieilli ? Les Mémoires de Beaumarchais sont-ils devenus illisibles ? Et combien d’autres dont l’esprit est jeune et neuf comme aux jours où ils écrivaient !
Et cette verve enragée de Molière ne nous amuse-t-elle donc plus ? Je ne parle pas de son génie scénique ; mais des mots, rien que des mots ! Son trait ne nous arrache-t-il pas le rire tout comme les meilleures POINTES de n’importe quel contemporain ?
Et parmi les simples mots d’esprit, n’en avons-nous point conservé d’exquis ?
Quand on a dit de l’Académie : « Ils sont là quarante, ils ont de l’esprit comme quatre » , n’a-t-on pas prononcé une parole aussi immortelle, dans sa simplicité comique, que l’immortelle assemblée elle-même ?
Et le trait suivant ne sera-t-il pas toujours joli ?
Un gros serpent mordit Adèle.
Que pensez-vous qu’il arriva ?
Qu’Adèle mourut, bagatelle.
Ce fut le serpent qui creva !..
Il est vrai de dire qu’en France nous traitons l’esprit en enfant gâté ; nous lui permettons tout : il tient lieu de tout. C’est pousser trop loin assurément la complaisance et la faiblesse.
Nous le mettons à toutes les sauces, nous en jetons partout, là même où il n’aurait que faire.
Voici par exemple un homme d’un grand et indiscutable talent : M. Alexandre Dumas fils. Son esprit intarissable arrive souvent à gâter son talent. Toutes ses pièces sont si remplies de « mots » arrivant à tout propos, à tort et à travers, que souvent on est exaspéré. Le public aujourd’hui aime ça ; il rit et applaudit sans se demander si l’art véritable, si l’œuvre en elle-même ne souffrent point de cette pluie d’allusions piquantes.
Si l’auteur met en scène un père et une mère au chevet d’un enfant mourant, le père et la mère feront des mots, le médecin survenant entrera sur un mot, et si l’enfant meurt, sa dernière parole contiendra un trait, un mot, quelque chose de spirituel enfin.
Aussi, comme ce genre de pièces vieillit vite, elles se fanent à la façon des nouvelles à la main des feuilles quotidiennes. Quand on les reprend au bout de trois ou quatre ans, le public ne comprend plus ; il applaudit bien encore un peu, par respect et surtout par tradition, mais il faut changer l’affiche au bout de vingt représentations.
Nous avons eu tout récemment un exemple de la puissance de cette espèce d’esprit sur la foule.
M. Edouard Pailleron vient de faire jouer au Théâtre Français, avec un succès éclatant, une très amusante comédie : Le Monde où l’on s’ennuie. Cela est tout à fait charmant, tout à fait gai, agréable au possible ; mais… mais il y a trop d’esprit… courant, et pas assez d’autre chose.
On rit franchement ; je l’avoue. Pourquoi rit-on ? Parce que cette œuvre est pleine d’actualité. On a vu tout le temps des allusions, voulues ou non, à des gens connus. Le public est parti là-dessus, saisissant ou croyant saisir les moindres intentions ironiques, soulignant les nuances, éclatant d’enthousiasme à chaque trait. On se disait :
— Vous avez reconnu M. X… ? Est-ce assez ça ?
— Et Mme B… ? Est-elle ressemblante ?
Et on riait, on riait à se tordre.
Mais quand M. X… sera mort, quand Mme B… sera morte, l’autre public, le suivant, comprendra-t-il ? Reprenez un à un tous les mots de cette pièce : chacun semble une actualité de journal, une allusion à des choses d’hier et d’aujourd’hui. Il faut être initié pour comprendre et pour rire. Que restera-t-il de cette œuvre ? Attendons-la, dans trois ans seulement, sur la scène du même théâtre !
Lisez à côté de cela quelque chose de Marivaux, par exemple, de Marivaux, le précieux, le maniéré ; il vous amuse encore, il vous amusera toujours, parce qu’on sent couler en lui ce vif, alerte, exquis, éternel esprit français, qui est le sang même de notre littérature.
Donc, l’esprit est un de nos charmes, une de nos grandeurs, une de nos gloires, mais à force de l’aimer, nous lui donnons des proportions de vice, et nous finissons par mêler L’ESPRIT COURANT avec ESPRIT IMPÉRISSABLE des vrais maîtres, mettant l’un à la place de l’autre, confondant le cri drôle d’un gavroche avec le mot immortel d’un Voltaire. Nous grimaçons souvent en croyant rire. N’est-ce point un peu cela qui a fait dire à Schopenhauer :
« Le reste du monde a les singes, mais l’Europe a les Français. »
Les poètes grecs contemporains
( Le Gaulois , 23 juin 1881)
Il est, par le monde, un coin de pays qu’on pourrait appeler « la Terre glorieuse ». Toute petite, cette terre a enfanté ce qu’il y a de plus grand dans l’univers, les arts, et tous les arts. Avant que l’homme, sur le reste du globe, sût fixer la pensée en ses formes immortelles, de cette parcelle de l’Europe ont jailli, dans une perfection restée inimitable, la poésie, la sculpture, la peinture, l’architecture. Toutes les puissances du cerveau se sont développées là jusqu’à leur splendeur complète.
Pour quiconque se sent artiste, la Grèce est la mère du monde. Toutes les gloires permises à l’homme y sont nées. On dirait que les flots harmonieux de cette mer bleue qui l’enveloppe l’ont fécondée dans tous ses germes de production.
Là-bas, un pauvre, aveugle et vagabond, s’appelait Homère. Les noms des artistes éclos en cette contrée et dans ces temps anciens, résonnent plus sonores aujourd’hui même que ceux de nos plus grands maîtres.
Mais depuis ces jours lointains, des siècles se sont écoulés, des malheurs, la ruine, l’invasion et la servitude ont passé sur ce coin de pays. On l’a cru mort, mort à tout jamais, sous l’odieuse, barbare, féroce domination du musulman.
Il se réveille. Voilà que, de nouveau, comme une graine oubliée qui pousserait dans un sol ravagé, la Poésie sort des ruines entassées sur la Grèce. On chante encore dans la patrie d’Apollon.
Quand j’ai lu ces mots sur la couverture d’un livre : Poètes grecs contemporains, il m’est venu la curiosité folle qu’on pourrait éprouver devant le coffret trouvé dans les décombres d’une ville morte, fermé depuis des siècles, et qui contient des choses inconnues.
Que sont aujourd’hui les fils d’Eschyle, de Sophocle, d’Aristophane, d’Euripide ? Que peuvent-ils promettre au monde ? C’est une femme, Mme Juliette Lamber, qui nous donne cette joie de connaître et de comparer les artistes grecs de cette Renaissance.
Avant de nous présenter ses poètes, Mme Juliette Lamber, dans une introduction très remarquable, très raisonnée et très judicieuse, établit une classification absolument logique des diverses écoles poétiques qui lui paraissent exister en Grèce.
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