Donc le mariage crée peut-être une situation anormale, antinaturelle, et à laquelle on ne peut se résigner que grâce à des abnégations infinies, à une vertu supérieure, à des mérites absolument religieux ; une situation à laquelle le mari ne se résigne jamais, une situation qui mettrait éternellement la conscience en lutte avec l’instinct, avec l’amour.
Dans ce cas, lequel est le monstre au point de vue humain, naturel ? La femme qui tombe ou le mari qui tue ?
Ici un homme, parce qu’il est trompé dans son égoïsme, blessé dans sa vanité, déçu dans sa prétention (peut-être exorbitante) de possession exclusive, détruit un être, supprime la vie, la vie que rien ne peut rendre, commet le seul acte vraiment monstrueux qu’on puisse commettre, et le plus horrible, et le plus immoral : tue !
Là, une femme, élevée pour plaire, instruite dans cette pensée que l’amour est son domaine, sa faculté et sa seule joie au monde (tels sont, en effet, les enseignements de la société) ; créée, par la nature même, faible, changeante, capricieuse, entraînable ; faite coquette par la nature et par la société ensemble ; vivant presque toujours seule, pendant que son mari (c’est admis) s’adonne librement à ses passions. Cette femme donc se laisse entraîner par un homme qui met tous ses soins, toute son ardeur, toute son habileté, toute sa puissance à la séduire. Elle tombe entre ses bras, obéissant à la grande loi naturelle et universelle ; elle commet un acte blâmable, condamnable au point de vue de la législation, mais humain, fatal, si fatal que rien n’a jamais pu l’entraver depuis que Les règlements de la moralité civile et religieuse le combattent ; et on proclame cette femme une gueuse, une misérable, une souillée, tandis qu’on salue jusqu’à terre son mari, qui l’assassine, parce qu’on le juge réhabilité.
Je suis pour la femme qui tombe contre le mari qui tue !
Pourquoi tue-t-il ? Parce qu’il se croit déshonoré !
Nous touchons ici à un de ces préjugés prodigieux qui servent généralement de bases à toutes nos croyances.
Êtes-vous déshonoré parce que votre bonne vous a volé ? — Non. — Et vous l’êtes parce que votre femme vous a trompé ? — Vous, le volé ! Le trompé ! Le lésé ! Le filouté enfin ! Vous vous considérez comme déshonoré tant que vous n’aurez pas lardé de coups de couteau l’amant que tout le monde considère comme honorable, comme accomplissant, légitimement ses fonctions d’homme séducteur, et la femme qui s’est abandonnée, séduite, entraînée. Que la logique est une belle chose ! Mais, sacrebleu ! Le déshonneur ne peut résulter que d’un acte essentiellement personnel, et ne peut provenir en aucun cas du fait d’un autre. Je n’admets pas que je puisse être souillé par une action à laquelle je ne suis pour rien (bien au contraire), une action à laquelle ma volonté est entièrement étrangère et que tout mon désir est d’empêcher ! ! ! Non, vraiment, c’est fabuleux de stupidité. Mais voilà : cette sensation de déshonneur du mari trompé ne provient que de la crainte du ridicule. L’adultère, pour la galerie, a toujours été une chose comique, et George Dandin reste un grotesque. Il faut donc à tout prix empêcher les spectateurs de rire. Pour cela, on tue quelqu’un, et le public cesse de plaisanter.
Combien je préfère la solution indiquée par l’écrivain naturaliste J.-K. Huysmans dans son très spirituel roman En ménage. Un jeune mari, rentrant chez lui, découvre inopinément qu’il l’est. En une seconde, il pèse toutes les conséquences de ses actes et se résout immédiatement à adopter le système de la dignité. Il reconduit gravement son rival ; puis s’en va, sans davantage s’occuper de sa femme. Elle retourne chez ses parents ; lui, reprend sa vie de garçon, et des deux côtés, ils réfléchissent.
Il s’ennuie : la femme lui manque, la CRISE JUPONNIÈRE le prend ; il essaye plusieurs maîtresses, s’en dégoûte, les trouve, au fond, inférieures encore à son infidèle épouse. Elle, de son côté, a reconnu que l’adultère ne donne point toutes les joies rêvées, que la vie est plate, terre à terre toujours ; elle regrette ce mari qu’elle méprisait jadis comme incapable d’ouvrir son cœur aux délices surhumaines de l’amour. Et un jour vient où ils se remettent à vivre ensemble, tranquillement, mûris par cette double épreuve.
Je ferai pourtant un reproche à la situation tracée par Huysmans. Le mari me semble trop calme en découvrant subitement son… malheur. Il faudrait qu’il eût au moins un mot, et voilà la solution que j’opposerai à celle de l’assassinat.
L’homme qui frappe est une brute. Assommer ne prouve rien. Mais l’homme qui, dans un moment pareil, aurait la force, le sang-froid et l’esprit nécessaires pour trouver un mot, un mot sanglant ou drôle, un mot célèbre le lendemain, affirmerait ainsi une vraie et indiscutable supériorité sur ses semblables, et se vengerait d’une façon plus certaine et plus terrible qu’avec le poignard ou le pistolet.
Il en existe très peu, de ces mots-là.
Deux ou trois me reviennent en mémoire, et je les déclare admirables, en admettant qu’ils soient authentiques.
Tout le monde les connaît, du reste. Un mari trouve… dans son alcôve, son ami, son meilleur ami, et lui tend la main. L’autre, effaré, se cache derrière sa complice, se blottit contre le mur. « Eh quoi ! demande l’époux, railleur et tranquille, tu refuses maintenant de me donner la main sur la place publique ? »
Et cet autre : « Ah ! Mon pauvre ami, et dire que rien ne vous… y forçait ! »
On en cite une douzaine, au plus.
Et quel concours d’esprit cela ouvrirait ! Quelle émulation ! Quels triomphes ! On s’aborderait au cercle de cette façon : — « Vous ne savez pas le mot que je viens de dire à X… que j’ai trouvé chez moi… » Ou bien ainsi :
— « Cet imbécile de C… qui vient de tuer sa femme ! L’idiot, il n’a rien pu trouver à dire… » Les hommes vraiment spirituels feraient naître les occasions et prépareraient de loin leurs effets ! Et nous verrions dans les journaux quotidiens, au lieu de l’éternelle rubrique : « Les Drames de l’adultère », cette variante moins sombre et plus française : « Les bons mots des maris trompés ».
L’échelle sociale
( Le Gaulois , 9 juin 1881)
Il paraît que certaines professions comportent une dignité particulière, imposent des devoirs spéciaux, forcent à une tenue d’une rigidité exceptionnelle. Un notaire, par exemple, n’est-il pas astreint à une gravité toujours cravatée de blanc ? N’est-il pas vrai qu’il ne devra danser qu’avec modestie, ou même s’abstenir de la danse absolument ? Ses fonctions le condamnent à une éternelle sévérité. Un notaire follet, spirituel et badin, semblerait un monstrueux contresens.
Or, pourquoi un notaire a-t-il le devoir d’être plus grave qu’un capitaine de hussards ? Ne me le demandez pas, je l’ignore, mais c’est ainsi.
Il paraît également qu’il existe toute une gradation d’importance et de considération dans les professions que j’appellerai courantes ; et qu’un homme subtil doit saisir instantanément à quel degré d’estime sociale se classe le titulaire d’une place d’avoué, de percepteur, de chef de bureau, de substitut, de commissaire-priseur, d’agent de change, d’inspecteur de quelque chose, etc.
Si vous laissiez entendre à un architecte quelconque que vous le mettez dans la même sphère de respect qu’un pharmacien, il vous en voudrait sans doute mortellement ; mais, si votre tailleur pouvait soupçonner que vous ne le considérez pas infiniment plus que votre bottier, il ne vous le pardonnerait jamais.
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