L’Empire arrive ; ce cabotin, Napoléon, joue les drames sur les champs de bataille ; et la France enthousiasmée bat des mains. Il la ruine, l’épuise, la tue, mais il joue bien, ce cabotin de génie ; et elle se laisse ruiner, elle donne son argent, ses enfants, tout, en des élans d’enthousiasme furieux. Il sort vaincu de la patrie abattue, mourante, exténuée par lui. Le calme semble revenir ; mais il n’a qu’à se remontrer pour que l’enthousiasme reparaisse plus frénétique que jamais, et pour que le pays se rue à de nouvelles et sanglantes aventures derrière son acteur favori.
Toute notre politique de sentiment qui a fait de nous les chevaliers errants de l’Europe, ces Don Quichotte toujours partis au secours du persécuté, ne vient que de nos constants accès d’enthousiasme.
La France, comme une fille, a des amours d’une heure, des héros quelconques qu’elle acclame. Il nous faut des héros ; nous avons besoin d’exaltation.
Voyez nos journaux les plus lus, miroirs de l’opinion publique ; ils ont des crises comme la foule, donnent tête baissée dans toutes les extases injustifiables du moment. Est-ce que M. de Girardin, après avoir flagellé, honni, maudit les guerres, n’a pas le premier crié : « A Berlin ! », n’a pas donné le signal de cet enthousiasme fatal qui nous a perdus alors ?
Le cabotinage est roi, tellement roi que personne ne peut s’en passer. Les hommes les plus supérieurs sont obligés de devenir cabotins eux-mêmes pour faire triompher leurs meilleures idées. C’est par ce moyen qu’on sépare en deux un continent ; c’est par ce moyen qu’on devient député.
Du reste, point n’est besoin de talent. Battre de la grosse caisse et ameuter les gens : tout est là. Les hommes politiques donnent aujourd’hui des représentations en province devant des salles d’électeurs, tout comme des artistes en tournée : — cabotins !
On nomme ces candidats au « savoir dire » beaucoup plus qu’au « savoir faire » et surtout beaucoup plus qu’au « savoir », dans le sens simple et absolu du mot.
Les poètes font eux-mêmes des conférences sur leurs livres : — cabotins !
Les expulseurs de jésuites à grand orchestre cabotins !
Les jésuites expulsés — cabotins !
Les uns et les autres jouent pour la galerie.
Et les spectateurs aussi, sifflant ou battant des mains : cabotins, tous cabotins, à part quelques rares convaincus.
Et cabotins tous les chefs des partis extrêmes, les légitimistes fougueux qu’on rencontre au foyer de la danse, et les amnistiés barbus qu’on trouve au fond des « assommoirs ».
Je vous le dis en toute sincérité, le seul homme de notre siècle qui soit vraiment digne d’une statue sur la plus grande place de Paris, c’est Mangin, le marchand de crayons.
Le préjugé du déshonneur
( Le Gaulois , 26 mai 1881)
Sous cette rubrique : « Les Drames de l’adultère », les journaux, nous apprennent tous les jours qu’un mari trompé vient de massacrer sa femme ou l’amant, ou tous les deux.
Ces égorgements nous laissent froids. Les jurés, tous maris, sont pleins d’indulgence pour ces fureurs d’époux outragés ; ils acquittent le meurtrier, et l’assistance très spéciale des cours d’assises, lecteurs de romans-feuilletons, public de l’Ambigu, venu pour l’émotion, gonflé de sensiblerie larmoyante, applaudit à ce verdict, jugeant que le mari trompé a lavé son honneur dans le sang, qu’il s’est réhabilité par le meurtre !
C’est avec ces grands mots qu’on nous élève, avec ces préjugés qu’on nous instruit, avec ces idées qu’on nous prépare au mariage.
Je suis pour la femme qui tombe contre le mari qui tue.
Prenons un exemple tout récent. Un homme vient d’être acquitté après avoir occis sa moitié. A bout de patience, trompé, retrompé et encore retrompé, il finit par céder à la colère, et brûle la cervelle de la coupable.
Je choisis exprès un cas où le mari semble entièrement excusable, où l’indulgence du jury a soulevé des acclamations enthousiastes, où toutes les circonstances paraissent absoudre l’homme désespéré qui frappe.
Il aime sa femme éperdument. Très bien. Il lui a déjà pardonné dix fois. C’est vrai. Il l’a rêvée chaste et fidèle. Tant pis pour lui : où l’a-t-il prise ? C’est une fille publique rencontrée en pleine rue, épousée dans un accès de cette folie spéciale qu’on nomme Amour. Tant pis pour lui ! Il ne devait pas oublier que l’habitude est une seconde nature, que les canards retournent toujours à la rivière, et les filles publiques au ruisseau ; que le retapage des vertus avariées, par le maire ou le curé, est une utopie pareille à celle d’un gouvernement en même temps honnête et intelligent.
Permettez à un vieux braconnier de chasser en plein soleil, vous pouvez être sûr qu’il continuera à marauder la nuit, par nostalgie de l’illégalité. Rien ne sert de se révolter, de raisonner, de s’indigner, de proclamer des principes, d’invoquer la morale. Car telle est la nature humaine. La nature est toute-puissante, défie les raisonnements, les indignations et les principes. C’est la nature, inclinons-nous ; constatons ; condamnons l’homme qui tue, et qui a espéré, par amour, c’est-à-dire par égoïsme, modifier une loi, créer à son profit une exception, faire chaste et réservée pour lui seul une femme devenue publique, habituée au vice et accoutumée à la polyandrie. Quand on épouse en ces conditions-là, on doit s’attendre à tout ; et, puisque la préoccupation d’élections prochaines a empêché nos honorables de consentir au divorce, que l’homme trompé se sépare de sa compagne, et qu’ils vivent à leur guise chacun de son côté.
Mais ce cas est une exception, rentrons dans la généralité.
Ce que je vais dire paraîtra sans doute déplorablement subversif : tant pis ; je ne cherche que la vérité, sans m’occuper de la morale enseignée, orthodoxe et officielle, de la morale, cette loi indéfiniment variable, facultative, cette chose dosée différemment pour chaque pays, appréciée d’une façon nouvelle par chaque expert et sans cesse modifiée. La seule loi qui m’importe est la loi éternelle de l’humanité, cette grande loi qui gouverne les baisers humains, et qui sert de thème aux faiseurs de bouffonneries.
Nous vivons dans une société affreusement bourgeoise, timorée et moraliste (ne pas confondre avec morale). Jamais, je crois, on n’a eu l’esprit plus étroit et moins humain.
La faiblesse (disons « faute », si vous voulez) d’une femme mariée, entraînée à mal par un séducteur, a pris des proportions si mélodramatiques, qu’on la considère généralement comme digne de mort.
Des hommes comme M. Dumas fils raisonnent pendant des livres entiers sur les entraînements et les chutes de pauvres êtres sans résistance. Les baisers illégaux acquièrent sous leur plume une gravité de crime ; et les femmes payent pour tous : pour le mariage indissoluble, chose horrible ; pour la loi, injuste à leur égard ; pour le préjugé féroce qui les condamne, pour l’opinion monstrueuse qui permet tout à leurs maris et leur défend tout.
Qu’on n’aille pas croire que je veux absoudre l’adultère. Je ne veux que prêcher l’indulgence dans la situation si difficile que crée le mariage.
Le mariage est institué par la loi tel qu’il existe ; nous devons donc nous y soumettre. Il est cependant permis de le discuter. Constatons d’abord que beaucoup de philosophes, parmi les plus éminents affirment que nous sommes des polygames et non des monogames. Dans tous les cas, la chose est douteuse, et j’aime mieux croire, pour ma part, que nous ressemblons à ces animaux, ni herbivores, ni carnivores, mais omnivores. Nous nous accommodons, en Orient, de la polygamie ; et en Occident de la monogamie, et encore de la monogamie avec accommodements. Je voudrais bien qu’on me citât un seul homme — un seul homme, entendez-vous — resté tout sa vie absolument monogame.
Читать дальше