— Mais ils t’insultent malheureux 1
— Eh bien, tant pis pour eux. Ça prouve qu’ils ont du temps à perdre.
Et je me rappelai deux ouvriers que j’avais vus se quereller quelques jours auparavant.
L’un furieux, gesticulant, bavant, au milieu d’un groupe placide, criait à l’autre : — « Fainéant, t’es un fainéant, un rien-du-tout, un lâche, t’es un lâche ; je vais t’enlever le nez, entends-tu, fainéant ! » — L’autre, très calme, appuyé sur sa pelle, écoutait, et quand son adversaire vociférait : « je vais t’enlever le nez », il se contentait de répondre d’une voix tranquille : « viens-y donc, viens-Y donc ! » L’énergumène hurlait, mais n’avançait pas ; puis soudain, se tournant vers ses camarades, il leur dit d’une voix presque calmée : « Retenez-moi, vous autres, ou je ferai un malheur ». Comme les autres ne le retenaient pas, il s’en alla. Je regardai l’insulté se remettre à sa besogne et je pensai : « — Comme cet homme est sage, et digne en même temps, maître dé lui et supérieur ! Quand donc les peuples dont l’honneur collectif me paraît chose bien problématique, auront-ils cette raison et ce calme ? »
Eh bien, la France vient d’avoir ce calme et cette raison ! Ce que ressent notre peuple en ce moment, c’est plus que de l’indifférence pour des braillards, c’est le mépris de la guerre elle-même. Les grands souffles héroïques sont finis : nous sommes devenus, heureusement, des hommes de raisonnement et non plus des hommes d’emportement. Les airs de bravoure ne portent plus, les périodes magnanimes restent sans effet. Quand on nous crie : « je vais t’enlever le nez », nous répondons tranquillement : « Viens-y donc ! », qu’on y vienne.
Et je trouve cela beau, moi, très beau. Le Moyen Age — enfin — est enterré, messeigneurs ; tant mieux. Je n’ai jamais aimé cette période d’estoc et de taille, et d’imbécillité. Les rustres blasonnés, couverts de leur armure, me mettent dans le nez une sensation de mauvaise odeur effroyable ; et, au lieu de m’exalter sur leurs grands coups d’épée, je pense à l’infection que devaient répandre ces hauts barons quand ils sortaient de la marmite héroïque où ils avaient cuit tout le jour.
Nous devenons calmes, tant mieux. Est-ce que le ridicule chauvinisme s’affaiblirait ? Et voilà que, pour la première fois, il me vient une sorte d’estime pour un gouvernement. (Je ne parle pas de sa représentation, mais de la forme même du gouvernement.) Est-ce à la République que nous devons cette sagesse de la population entière ? — Sous les monarchies, des hurlements frénétiques sortaient de toutes les bouches dès que le mot « guerre » était prononcé. Sous la République, nous regardons, indifférents, et nous attendons, tranquilles ! A quoi cela tient-il ? Je n’en sais trop rien ; je constate un progrès surprenant, voilà tout.
Pas de guerre, pas de guerre, à moins qu’on ne nous attaque. Alors, nous saurons nous défendre. Travaillons, pensons, cherchons. La gloire du travail seule existe. La guerre est le fait des barbares. Le général Farre a supprimé les tambours dans l’armée ; supprimons-les aussi dans nos cœurs. Le tambour est une plaie de la France. Nous en battons à tout propos.
Et des ministres viendront qui supprimeront les canons, plus tard, bien plus tard.
Quant à moi, la vue d’une simple tondeuse mécanique m’intéresse, m’empoigne et me séduit infiniment plus que celle d’un régiment qui passe, musique en tête et drapeau au vent.
Lettre d’Afrique
( Le Gaulois , 20 août 1881)
Djelfa, 10 août.
Mon cher directeur,
J’apprends que plusieurs journaux algériens ont répondu avec aigreur à mes chroniques sur l’Algérie. Comme je me suis trouvé presque toujours en route, aucun de ces articles ne m’est tombé sous les yeux. Je n’en ai entendu parler que par des étrangers, et il m’est fort difficile, par conséquent, de savoir au juste ce qu’ils contenaient.
Voici pourtant, à ce que je crois, les points sur lesquels on m’a le plus critiqué. J’ai écrit que le monde jetait en Algérie ses aventuriers. Là-dessus, un journal local m’a répondu : « Aventurier vous-même ! » L’argument m’a réjoui et m’a ouvert des horizons. Comme j’ai l’intention d’ajouter à mes critiques sur l’Algérie celle de la détestable cuisine qu’on mange en ce pays, je m’attends à lire dans quelques jours d’autres injures analogues à la première, et je frémirai certainement en apprenant que je suis moi-même un mauvais cuisinier ou un détestable coiffeur, si je proteste contre la façon dont on m’a coupé les cheveux. Quant au fond de la question, je mets en fait qu’il est impossible de passer une demi-journée avec un Algérien intelligent et aimant l’Algérie sans l’entendre s’élever avec violence, et peut-être avec raison, contre le flot d’aventuriers étrangers qui s’est jeté sur son pays.
Que ne dit-on pas contre les Espagnols qui peuplent toute la province d’Oran, contre certains Italiens dont l’argent coûte cher à ceux qui sont gênés, et contre les juifs cosmopolites dont l’extermination par les Arabes suivrait de près sans doute, celle des alfatiers espagnols si les Français cessaient soudain d’occuper le pays.
A propos des alfatiers espagnols massacrés, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. Je viens de parcourir tout le pays qu’ils occupaient, et j’ai beaucoup entendu parler d’eux par des gens assurément impartiaux et qui se désespéraient de la fuite des survivants. Or, voici ma conviction : si on les a tués, c’est leur faute bien plus encore que la nôtre.
L’histoire nous a appris comment l’Espagnol se comporte ordinairement en pays conquis : avec quelle violence il traite les vaincus.
Eh bien, il me paraît évident que les alfatiers ont suivi en Algérie leur coutume nationale ; et qu’il n’est point de durs traitements qu’ils n’aient infligé aux Arabes dont ils occupaient le territoire et qu’ils privaient de travail en accaparant la cueillette de l’alfa. Ce sont les tribus au milieu desquelles vivaient ces étrangers qui Les ont massacrés, et non les cavaliers de Bou-Amama. Or, aucun Français n’a été tué ; la ligne du chemin de fer qui traverse le pays n’a point été endommagée ; et les personnes forcées par leurs fonctions de parcourir cette contrée m’ont affirmé qu’elles se seraient estimées beaucoup plus en sûreté au milieu d’une tribu insurgée qu’au milieu d’un de ces groupes d’alfatiers qui vivaient isolés sur les hauts plateaux. Quoi d’étonnant à cela ? Ces émigrés étaient pour la plupart le rebut de leur nation. C’est la règle, d’ailleurs ; ce que rejette un pays ne constitue pas ordinairement ce qu’il possède de meilleur. Des Espagnols établis en Algérie, et fort bien vus sous tous les rapports, ne m’ont pas paru éloignés de penser ainsi.
D’où je conclus que les revendications de l’Espagne, très fondées en principe, le sont, en fait, beaucoup moins.
Or, s’il arrivait que des Français, tentés par l’argent qu’on peut gagner dans l’industrie de l’alfa (dans les ateliers d’Aïn-el-Hadjar, les femmes sont payées jusqu’à cinq francs par jour), s’il arrivait, dis-je, que des Français, tentés par ces bénéfices, émigrassent à leur tour et vinssent en foule ici, vous entendriez les Espagnols pousser bien d’autres cris, car ils attendent, ces fugitifs, que la question d’indemnité soit réglée entre les deux pays, et nous ne tarderons pas à les voir revenir en plus grand nombre encore qu’auparavant.
On m’a reproché, en outre, d’avoir affirmé que la France envoyait ici ses fonctionnaires avariés. Il n’en est plus ainsi, paraît-il. Tant mieux. Je voudrais bien seulement savoir s’il en a été ainsi et si on n’a pas, pendant longtemps, livré la colonie à bon nombre d’autorités d’un placement difficile dans la mère patrie.
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