Les cordes trop tendues se rompirent et, sortant de ce monde mystérieux et terrible où il s’était agité pendant vingt-deux heures, Levine se sentit rentrer dans la réalité d’un lumineux bonheur; il fondit en larmes, et des sanglots qu’il était loin de prévoir le secouèrent si violemment qu’il ne put parler. À genoux près de sa femme, il appuyait ses lèvres sur la main de Kitty, tandis qu’au pied du lit s’agitait entre les mains de la sage-femme, semblable à la lueur vacillante d’une petite lampe, la faible flamme de vie de cet être humain qui entrait dans le monde avec des droits à l’existence, au bonheur, et qui, une seconde auparavant, n’existait pas.
«Il vit, il vit, ne craignez rien, et c’est un garçon», entendit Levine, pendant que d’une main tremblante Lisaveta Petrovna frictionnait le dos du nouveau-né.
«Maman, c’est bien vrai?» demanda Kitty.
La princesse ne répondit que par un sanglot.
Comme pour ôter le moindre doute à sa mère, une voix s’éleva au milieu du silence général; et cette voix était un cri tout particulier, hardi, décidé, presque impertinent, poussé par ce nouvel être humain.
Levine, quelques moments auparavant, aurait cru sans hésitation, si quelqu’un le lui eût dit, que Kitty était morte, lui aussi, que leurs enfants étaient des anges, et qu’ils se trouvaient en présence de Dieu; et maintenant qu’il rentrait dans la réalité, il dut faire un prodigieux effort pour admettre que sa femme vivait, qu’elle allait bien, et que ce petit être était son fils. Le bonheur de savoir Kitty sauvée était immense: mais pourquoi cet enfant? d’où venait-il? Cette idée lui parut difficile à accepter, et il fut longtemps sans pouvoir s’y habituer.
Le vieux prince, Serge Ivanitch et Stépane Arcadiévitch se trouvaient réunis le lendemain vers dix heures chez Levine pour y prendre des nouvelles de l’accouchée. Levine se croyait séparé de la veille par un intervalle de cent ans; il écoutait les autres parler, et faisait effort pour descendre jusqu’à eux, sans les offenser, des hauteurs auxquelles il planait. Tout en causant de choses indifférentes, il pensait à sa femme, à l’état de sa santé, à son fils, à l’existence duquel il ne croyait toujours pas. Le rôle de la femme dans la vie avait pris pour lui une grande importance depuis son mariage, mais la place qu’elle y occupait en réalité, dépassait maintenant toutes ses prévisions.
«Fais-moi savoir si je puis entrer», dit le vieux prince en le voyant sauter de son siège pour aller voir ce qui se passait chez Kitty.
Elle ne dormait pas; coiffée de rubans bleus, et bien arrangée dans son lit, elle était étendue, les mains posées sur la couverture, causant à voix basse avec sa mère. Son regard brilla en voyant approcher son mari, son visage avait le calme surhumain qu’on remarque dans la mort, mais, au lieu d’un adieu, elle souhaitait la bienvenue à une vie nouvelle. L’émotion de Levine fut si vive qu’il détourna la tête.
«As-tu un peu dormi? demanda-t-elle. Moi, j’ai sommeillé, et je me sens si bien!»
L’expression de son visage changea subitement en entendant venir l’enfant.
«Donnez-le-moi, que je le montre à son père, dit-elle à la sage-femme.
– Nous allons nous montrer dès que nous aurons fait notre toilette,» répondit celle-ci en emmaillotant l’enfant au pied du lit.
Levine regarda le pauvre petit avec de vains efforts pour se découvrir des sentiments paternels; il fut cependant pris de pitié en voyant la sage-femme manier ces membres grêles, et fit un geste pour l’arrêter.
«Soyez tranquille, dit celle-ci en riant, je ne lui ferai pas de mal»; et, après avoir arrangé son poupon comme elle l’entendait, elle le présenta avec fierté en disant: «C’est un enfant superbe!»
Mais cet enfant superbe, avec son visage rouge, ses yeux bridés, sa tête branlante, n’inspira à Levine qu’un sentiment de pitié et de dégoût. Il s’attendait à tout autre chose, et se détourna tandis que la sage-femme le posait sur les bras de Kitty. Tout à coup celle-ci se mit à rire, l’enfant avait pris le sein.
«C’est assez maintenant», dit la sage-femme au bout d’un moment, mais Kitty ne voulut pas lâcher son fils, qui s’endormit près d’elle.
«Regarde-le maintenant», dit-elle en tournant l’enfant vers son père, au moment où le petit visage prenait une expression plus vieillotte encore pour éternuer. Levine se sentit prêt à pleurer d’attendrissement; il embrassa sa femme et quitta la chambre. Combien les sentiments que lui inspirait ce petit être étaient différents de ceux qu’il avait prévus! Il n’éprouvait ni fierté ni bonheur, mais une pitié profonde, une crainte si vive que cette pauvre créature sans défense ne souffrit, qu’en la voyant éternuer il n’avait pu se défendre d’une joie imbécile.
Les affaires de Stépane Arcadiévitch traversaient une phase critique; il avait dépensé les deux tiers de l’argent rapporté par la vente du bois, et le marchand ne voulait plus rien avancer; Dolly, pour la première fois de sa vie, avait refusé sa signature lorsqu’il s’était agi de donner un reçu pour escompter le dernier tiers du payement: elle voulait dorénavant affirmer ses droits sur sa fortune personnelle.
La situation devenait fâcheuse, mais Stépane Arcadiévitch ne l’attribuait qu’à la moitié de son traitement, et se reprochait, en voyant plusieurs de ses camarades occuper des fonctions rémunératrices, de s’endormir et de se laisser oublier. Aussi se mit-il en quête de quelque bonne place bien rétribuée, et vers la fin de l’hiver il crut l’avoir trouvée. C’était une de ces places, comme on en rencontre maintenant, variant de mille à cinquante mille roubles de rapport annuel, et exigeant des aptitudes si variées, en même temps qu’une activité si extraordinaire, que, faute de trouver un homme assez richement doué pour la remplir, on se contente d’y mettre un homme honnête . Stépane Arcadiévitch l’était dans toute la force du terme, selon la société moscovite, car pour Moscou l’honnêteté a deux formes: elle consiste à savoir tenir tête adroitement aux sphères gouvernementales, aussi bien qu’à ne pas frustrer son prochain.
Oblonsky pouvait cumuler cette position avec ses fonctions actuelles, et y gagner une augmentation de revenus de sept à dix mille roubles; mais tout dépendait du bon vouloir de deux ministres, d’une dame et de deux Israélites qu’il devait aller solliciter à Pétersbourg, après avoir mis en campagne les influences dont il disposait à Moscou. Ayant en outre promis à Anna de voir Karénine au sujet du divorce, il extorqua à Dolly cinquante roubles, et partit pour la capitale.
Reçu par Karénine, il dut commencer par subir l’exposé d’un projet de réforme sur le relèvement des finances russes, en attendant le moment de placer son mot sur ses projets personnels et ceux d’Anna.
«C’est fort juste, dit-il lorsque Alexis Alexandrovitch, arrêtant sa lecture, ôta le pince-nez sans lequel il ne pouvait plus lire, pour regarder son beau-frère d’un air interrogateur; c’est fort juste dans le détail, mais le principe dirigeant de notre époque n’est-il pas, en définitive, la liberté?
– Le principe nouveau que j’expose embrasse également celui de la liberté, répondit Alexis Alexandrovitch en remettant son pince-nez pour indiquer dans son élégant manuscrit un passage concluant; car si je réclame le système protectionniste, ce n’est pas pour l’avantage du petit nombre, mais pour le bien de tous, des basses classes comme des classes élevées, et c’est là ce qu’ils ne veulent pas comprendre, ajouta-t-il en regardant Oblonsky par-dessus son pince-nez, absorbés qu’ils sont par leurs intérêts personnels, et si aisément satisfaits de phrases creuses.»
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