«Pour des richards, ce sont des richards, dit-il d’un air moins sombre qu’en partant, mais les chevaux n’ont reçu, en tout et pour tout, que trois mesures d’avoine: de quoi ne pas crever de faim. Nous ne ferions pas cela chez nous.
– C’est un maître avare, confirma le teneur de livres.
– Mais ses chevaux sont beaux?
– . Oui, quant à cela il n’y a rien à dire, et la nourriture aussi est bonne; mais, je ne sais si cela vous a fait le même effet, Daria Alexandrovna, je me suis ennuyé, – et il tourna son honnête figure vers elle.
– Moi aussi, je me suis ennuyée. Crois-tu que nous arriverons ce soir?
– Il le faudra bien.»
Dolly ayant retrouvé ses enfants en bonne santé ressentit une meilleure impression de son voyage; elle décrivit avec animation le luxe et le bon goût de l’installation de Wronsky, la cordialité de la réception qui lui avait été faite, et n’admit aucune observation critique.
«Il faut, pour les comprendre, les voir chez eux, – disait-elle, oubliant volontairement le malaise qu’elle avait ressenti, – et je sais maintenant qu’ils sont bons.»
Wronsky et Anna passèrent à la campagne la fin de l’été et une partie de l’automne, sans faire aucune démarche pour régulariser leur situation, mais résolus à rester chez eux. Rien de ce qui constitue le bonheur ne leur manquait en apparence; ils étaient riches, jeunes, bien portants, ils avaient un enfant, leurs occupations leur plaisaient, et cependant après le départ de leurs hôtes ils sentirent que leur vie devait forcément subir quelque modification.
Anna continuait à prendre le plus grand soin de sa personne et de sa toilette; elle lisait beaucoup, et faisait venir de l’étranger les ouvrages de valeur que citaient les revues; aucun des sujets pouvant intéresser Wronsky ne lui restait indifférent; douée d’une mémoire excellente, elle l’étonnait par ses connaissances agronomiques et architecturales, puisées dans des livres ou des journaux spéciaux, et l’habituait à la consulter sur toute chose, même sur des questions de sport ou d’élève de chevaux. L’intérêt qu’elle prenait à l’installation de l’hôpital était très sérieux, et elle y apportait des idées personnelles qu’elle savait faire exécuter. Le but de sa vie était de plaire à Wronsky, de lui remplacer ce qu’il avait quitté pour elle, et celui-ci, touché de ce dévouement, savait l’apprécier. À la longue cependant, l’atmosphère de tendresse jalouse dont elle l’enveloppait l’oppressa, et il éprouva le besoin d’affirmer son indépendance; son bonheur eût été complet, croyait-il, si, chaque fois qu’il voulait quitter la maison, il n’eût éprouvé de la part d’Anna une vive opposition.
Quant au rôle de grand propriétaire auquel il s’était essayé, il y prenait un véritable goût, et se découvrait des aptitudes sérieuses pour l’administration de ses biens. Il savait entrer dans les détails, défendre obstinément ses intérêts, écouter et questionner son intendant allemand sans se laisser entraîner par lui à des dépenses exagérées, accepter parfois les innovations utiles, surtout lorsqu’elles étaient de nature à faire sensation autour de lui; mais jamais il ne dépassait les limites qu’il s’était tracées. Grâce à cette conduite prudente, et malgré les sommes considérables que lui coûtaient ses bâtisses, l’achat de ses machines et d’autres améliorations, il ne risquait pas de compromettre sa fortune.»
Le gouvernement de Kachine, où étaient situées les terres de Wronsky, de Swiagesky, d’Oblonsky, de Kosnichef et en partie celles de Levine, devait tenir au mois d’octobre son assemblée provinciale, et procéder à l’élection de ses maréchaux. Ces élections, à cause de certaines personnalités marquantes qui y prenaient part, attiraient l’attention générale; on se préparait à y venir de Moscou, de Pétersbourg, même de l’étranger. Wronsky aussi avait promis d’y assister.
L’automne était venu, sombre, pluvieux et singulièrement triste à la campagne.
La veille de son départ, le comte vint annoncer d’un ton froid et bref qu’il s’absentait pour quelques jours, tout préparé à une lutte dont il tenait à sortir vainqueur; sa surprise fut grande en voyant Anna prendre cette nouvelle avec beaucoup de calme et se contenter de lui demander l’époque exacte de son retour.
«J’espère que tu ne t’ennuieras pas, – dit-il, scrutant la physionomie d’Anna, et se méfiant de la faculté qu’elle possédait de se renfermer complètement en elle-même lorsqu’elle prenait quelque résolution extrême.
– Oh non! Je viens de recevoir une caisse de livres de Moscou, cela m’occupera.»
«C’est un nouveau ton qu’elle veut adopter», pensa-t-il, et il eut l’air de croire à la sincérité de cette apparence de raison.
Il partit donc sans autre explication, ce qui ne leur était jamais arrivé; et, tout en espérant que sa liberté serait à l’avenir respectée par Anna, il emportait une vague inquiétude. Tous deux gardèrent une impression pénible de cette petite scène.
Levine était rentré à Moscou en septembre pour les couches de sa femme, et y avait déjà passé un mois, lorsque Serge Ivanitch l’invita à l’accompagner aux élections auxquelles il se rendait. Constantin hésitait, quoiqu’il eût des affaires de tutelle à régler pour sa sœur dans le gouvernement de Kachine; mais Kitty, voyant qu’il s’ennuyait en ville, le pressa de partir et, pour l’y décider tout à fait, lui fit faire un uniforme de délégué de la noblesse: cette dépense trancha la question.
Au bout de six jours de démarches à Kachine, l’affaire de tutelle n’avait pas fait un pas, parce qu’elle dépendait en partie du maréchal dont la réélection se préparait. Le temps se passait en longues conversations avec des gens excellents, très désireux de rendre service, mais qui ne pouvaient rien, le maréchal restant inabordable; ces allées et venues sans résultat ressemblaient aux efforts inutiles qu’on fait en rêve; mais Levine, que le mariage avait rendu plus patient, cherchait à ne pas s’exaspérer; il appliquait cette même patience à comprendre les manœuvres électorales qui agitaient autour de lui tant d’hommes honnêtes et estimables, et faisait de son mieux pour approfondir ce qu’il avait autrefois traité si légèrement.
Serge Ivanitch ne négligea rien pour lui expliquer le sens et la portée des nouvelles élections, auxquelles il s’intéressait particulièrement. Snetkof, le maréchal actuel, était un homme de la vieille roche, fidèle aux habitudes du passé, qui avait gaspillé une fortune considérable le plus honnêtement du monde, et dont les idées arriérées ne cadraient pas avec les besoins du moment; il tenait, comme maréchal, de fortes sommes entre les mains, et les affaires les plus graves, telles que les tutelles, la direction de l’instruction publique, etc., dépendaient de lui. Il s’agissait de le remplacer par un homme nouveau, actif, imbu d’idées modernes, capable d’extraire du semstvo les éléments de «self-government» qu’il pouvait fournir, au lieu d’y apporter un esprit de caste qui en dénaturait le caractère. Le riche gouvernement de Kachine pouvait, si on savait user des forces qui y étaient concentrées, servir d’exemple au reste de la Russie, et les nouvelles élections deviendraient ainsi d’une haute importance. À la place de Snetkof on mettrait Swiagesky, ou mieux encore Newedowsky, un homme éminent, autrefois professeur, et ami intime de Serge Ivanitch. Les états provinciaux furent ouverts par un discours du gouverneur, qui engagea la noblesse à n’envisager les élections qu’au point de vue du bien public et du dévouement au monarque, ainsi que le gouvernement de Kachine l’avait toujours pratiqué. Le discours fut très bien accueilli; les délégués de la noblesse entourèrent le gouverneur quand il quitta la salle, et l’on se rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le service religieux impressionnait toujours Levine, qui fut touché d’entendre cette foule de vieillards et de jeunes gens répéter solennellement les formules du serment.
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